Définition du sens propre et du sens figuré

Avant de commencer cette partie, il est essentiel de mettre en place une définition de chacun des éléments qui permettra, par la suite, de discerner la fonction de l’ambigüité sémantique mise en place par la métaphore dans le cadre textuel. Il s’agit, en premier lieu, de déterminer ce qu’est le sens littéral, et en second lieu, de spécifier le sens figuré :

Le « sens propre » ou « littéral » est la matière première et la valeur sémantique de toute phrase, constituées par la signification des composants d’un énoncé et les règles syntaxiques qui les combinent. En effet, « relatif à un sens attaché à une entité dans une occurrence donnée », il fait partie intégrante de l’acte d’interprétation, parce qu’il serait le premier à être automatiquement et de façon prioritaire activé, dans la mesure où il est le produit d’une « correspondance » entre « deux niveaux », d’une part, « le niveau proprement linguistique (niveau de la signification) », et, d’autre part, « celui de l’énonciation ». En d’autres termes, « lorsque le niveau de la phrase », à savoir « la représentation donnée par la langue ou sit-ling» 586 , « coïncide avec l’objet de la phrase » 587 , et plus exactement avec « ce que le locuteur désire communiquer », le sens littéral ou « le degré zéro du langage » se réalise.

De plus, ce sens « propre » accorde à la phrase une valeur de vérité, indépendamment de tout contexte et de toute performance discursive. Toutefois, pour une « description littérale du sens », il est indispensable d’évoquer un autre « niveau d’analyse » ou niveau de « littéralité » qui va de pair avec le sens littéral, à savoir « la signification littérale » définie comme « la valeur attachée à une entité en tant qu’elle est une entité de la langue » 588 . Nous rappelons alors que le terme signification est employé pour désigner ce qui est relié linguistiquement à une entité, alors que le sens se rapporte à ce qu’une entité réalise dans une occurrence donnée.

Quant au « sens figuré », qu’Irène Tamba-Mecz définit, il découle d’une modalité énonciative imaginaire, animée par « une conviction ou un point de vue ». Autrement dit, il ne s’agit aucunement d’« une réalité objective, se prêtant à une observation directe, mais un objet conceptuel, variable selon la définition qui l’instaure » 589 .

Depuis Saussure, la dichotomie propre / figuré sert principalement à souligner l’importance du sens agissant dans les expressions linguistiques, résultant à la fois du langage auquel elles appartiennent et du monde qu’elles se chargent de reproduire. Distingués l’un de l’autre, d’une manière précise et claire, ils sont pourtant complémentaires, dans la mesure où le sens littéral est principalement considéré comme le produit d’un accord entre les membres d’une même culture à travers les générations, alors que le sens figuré se présente comme une possibilité pour reconsidérer cet autre sens et démontrer qu’il peut être flexible. Il en est ainsi, dans ces propos de Brooke-Rose sur la figure de la métaphore, au sein de laquelle nous essayerons d’expliciter ce rapport de sens :

‘Les mots du langage courant sont interprétés fonctionnellement, littéralement, dans la transparence d’un concept, et nous ne voyons pas la chose, même dans un espace imaginaire. En revanche, la métaphore nous oblige à voir la chose, parce qu’elle nous arrête sur elle : l’interprétation littérale étant bloquée, l’espace imaginaire peut s’ouvrir ; dans lequel nous esquissons un profil de l’objet, profil composite qui hésite entre la lettre et la figure ? Grâce à la métaphore, c’est tout le champ du visible qui vient trouer le discours. C’est qu’à côté du discursif existe un autre niveau d’organisation de notre expérience, le niveau figuratif, dont relève notre perception du monde naturel ainsi que les systèmes ainsi que les systèmes symboliques figuratifs (dessin, imitation, jeu). 590

Par ailleurs, pour identifier le sens littéral du sens figuré, Eco rappelle que certains penseurs tels que « Beardsley (1958), Hesse (1966), Levin (1977), Searle (1980) et d’autres » proposent une démarche qui repose sur des suppositions permettant de procéder par inversement. En d’autres termes, face à un énoncé, un destinataire est amené soit à l’interpréter métaphoriquement, et s’il est confronté à un cas d’absurdité, il reconnaît qu’il s’agit d’un sens littéral, soit au contraire, il part du fait qu’il s’agit d’un sens littéral, alors qu’il se trouve aussitôt face à « un cas d’anomalie sémantique (la rose s’évanouit), une autocontradiction (la bête humaine) ou une violation de la norme pragmatique de la qualité, et donc une assertion fausse (cet homme est une bête) » 591 , le sens est, dans ce cas, figuré. Et si nous prenons en considération cet énoncé :

‘Dans le placard les bottines’ ‘Ces deux amnésiques nonnes ’ ‘Un cheveu tombé sur la moquette’ ‘Les bottines’ ‘Elles n’ont pas perdu que la mémoire’ ‘Elles ont aussi perdu deux ou trois boutons.’ ‘(« Angélus », La Grande Gaité, p233)’

Au premier abord, nous pouvons nous contenter d’une lecture propre en supposant que le poète ne fait qu’alterner deux éléments (bottines et nonnes), ainsi que leurs attributs. Cependant, plusieurs indices indiquent que nous ne pouvons pas se limiter à une interprétation littérale, visiblement insuffisante dans ce cas, puisque l’adjectif démonstratif « ces » rappelle un élément précédemment cité. Les « bottines », de même que l’adjectif numéral « deux », justifient davantage ce rapprochement avec les « nonnes ». Nous nous orientons alors vers une interprétation figurée, et plus exactement vers une métaphore appositive identifiant le thème « bottines » au phore « deux nonnes amnésiques », dont les caractéristiques communes concernent le nombre « deux », de même que l’oubli suggéré par l’adjectif qualificatif « amnésiques » et par le verbe « perdre » (répété deux fois), et encore le vieillissement associé la perte, celle de la « mémoire », mais encore celle des « boutons ». De plus, le terme « nonne » réfère également à l’oubli et à la vieillesse, parce qu’il est d’un emploi ancien. Toutefois, cette similitude demeure énigmatique.

Néanmoins, Vincent Jouve affirme le contraire, puisqu’il considère que « le signe linguistique est le lieu d’une confusion constante entre sens littéral et sens figuré. Confronté au texte, le lecteur ne sait jamais avec certitude s’il doit fonder son interprétation sur la signification grammaticale de la phrase ou sur sa signification rhétorique » 592 . Dans cette optique, nous avons choisi un énoncé, face auquel nous hésitons entre le fait de le prendre en considération littéralement ou comme une métaphore :

‘Je me souviendrai longtemps’ ‘D’une voix qui disait’ ‘Aimez-vous les profiteroles’ ‘ Echo du monde les paroles  593 . ’ ‘(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaité, p.247)’

En premier lieu, il est convenu que, par les mots et les « paroles », les hommes reflètent ce qu’ils vivent et surtout réinventent l’univers à leur image, grâce au pouvoir créateur du verbe. Il est alors justifié de voir dans les « paroles » un « écho du monde ». En second lieu, cet énoncé est à analyser telle une métaphore appositive, par laquelle le poète rapproche avec plus de précision les deux éléments, mais essentiellement pour représenter avec plus de netteté aussi bien la nature que le poids des mots.

Dans cette perspective, nous évoquons également le point de vue de C. Kerbrat-Orecchioni, qui estime que le sens propre est spécifié principalement par « un caractère ‘’premier’’ en synchronie », et elle propose, pour le distinguer du sens figuré, le critère suivant :

‘[Le sens propre] a tendance à se maintenir dans la conscience linguistique lorsque le mot est utilisé figurément (ex : ‘’une rivière de diamants’’, ‘’une cuisine lourde’’), alors que les sens figurés s’effacent totalement (sauf si le contexte s’y oppose fortement) lorsque le mot est pris au sens propre. 594

Elle spécifie également le fonctionnement de cette dichotomie au niveau de la figure métaphorique, dans la mesure où « dans la métaphore, c’est donc le plus souvent le sens propre qui fonctionne au niveau connotatif, et le sens second qui assure la cohérence dénotative » 595 . Il est ainsi dans cet exemple :

‘Dandinement des seins les gorges’ ‘Changent chantent sous les baisers’ ‘Collines caressées d’aurore.’ ‘(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaité, p.251)’

De sens propre, les « collines » désignent une petite élévation de terrain de forme arrondie, particulièrement en rapport ici avec le lever du soleil. Toutefois, cette acception n’est pas valable dans ces vers, puisque ce mot constitue un élément d’une métaphore appositive, et plus précisément le phore, en rapport avec le thème « seins » ou « gorges ». En outre, le sens propre est placé en arrière plan, alors que le sens figuré s’inscrit dans un premier niveau, pour garantir la cohérence de l’énoncé, puisque « seins » et « collines » ont pour point commun la forme, mais encore cette couleur halée, que les « gorges » acquièrent « sous les baisers » et par les caresses, alors que les cimes se colorent grâce aux rayons solaires.

Notes
586.

P. SCHULZ, Description critique du concept traditionnel de « métaphore », Berne, Peter Lang 2004, p.21.

587.

Ibidem., p.20.

588.

Ibidem., pp.19-20.

589.

I. TAMBA-MECZ, Le Sens figuré, PUF, 1981, p.17.

590.

C. BROOKE-ROSE citée par R. FREDERIC, Bases cognitives et sensorielles dans la compréhension des métaphores, Thèse de doctorat en Psychologie, Lyon 2002, p.81.

591.

U. ECO, Les limites de l’interprétation, Paris, éd. Grasset & Fasquelle, 1992, p.153.

592.

V. JOUVE, La lecture, Paris, Hachette, 1993, p.73

593.

C’est qui nous soulignons.

594.

C. KERBRAT-ORECCHIONI, La Connotation, Lyon, Presses Universitaires de Lyon 1984, p.115.

595.

Idem.