Le rapport entre la métaphore et la dichotomie sens propre / sens figuré

Pour décrire le fonctionnement métaphorique, nous rappelons d’abord que la tradition considère cette figure comme un phénomène essentiellement non littéral, dont le sens, en opposition avec un sens littéral, se construit suite à un changement de signification, c’est-à-dire quand une entité reconnue comme non littérale acquiert une nouvelle signification, en raison d’ « un non-accord, une absence de coïncidence entre les données linguistiques et les données extralinguistiques – entre ce que la phrase apporte et ce que le locuteur veut réellement communiquer ». D’où, l’introduction de « la notion d’écart » ou « l’idée de rupture » dans la définition de la métaphore, puisque cette figure s’accomplit en raison d’une annulation du lien existant habituellement entre une expression et son référent. Dès lors, l’interprétation de la métaphore doit s’effectuer en deux étapes : d’abord, « l’étape de l’identification » lorsqu’on rejette le sens littéral, et ensuite, « l’étape de construction du sens » 617 métaphorique. Suite à quoi, nous dirons que la métaphore repose sur un double sens, c’est-à-dire sur la présence, à la fois, de la signification littérale d’une expression et de la signification qu’elle acquiert dans une situation donnée. Ainsi :

‘dire d’un discours qu’il est métaphorique, c’est transformer son sens en un sens métaphorique ‘’b’’, en l’opposant, implicitement ou explicitement, à un sens propre ‘’a’’ qu’on lui surajoute. Selon nous, ce concept n’est par conséquent pas nécessaire pour parler ou pour comprendre la parole des autres, du moins à un premier niveau, i.e. à un niveau ‘’purement linguistique’’ – par opposition métalinguistique, qui semble être le reflet d’un point de vue sur la langue. 618

Pour illustrer ce point de vue, nous proposons d’examiner cette figure métaphorique :

‘Comme la dame du vestiaire du coiffeur de Madelios’ ‘cache sous le velours de sa main les stalagmites ’ ‘ de son cou 619 qui dut plaire à’ ‘des jeunes gens jadis très sport et quatre épingles.’ ‘(« Le Progrès », Persécuté Persécuteur, p.204)’

Suite à une première lecture, nous avons relevé ces deux groupes de mots, car ils associent des éléments différents et qui appartiennent à des domaines habituellement incompatibles (tissu / humain, minéral / humain). Il est question de deux métaphores déterminatives, que nous sommes censée reconstituer leur sens figuré, en excluant toute acception propre. Nous signalons que chaque mot, pris séparément, garde pourtant sa signification littérale, mais en le reliant à l’autre, il acquiert une signification imagée, conforme au contexte dans lequel ils sont introduits, celui d’un hommage rendu à un personnage féminin, « la dame du vestiaire ». Dans la première figure, le poète réunit « le velours » et la « main » pour dire sa douceur extrême au toucher, quant aux « stalagmites » de la seconde figure, ils expriment la blancheur, de même que la transparence du « cou » féminin.

La dichotomie littéral / figuré détermine, au même titre que certains autres traits saillants, l’existence de la métaphore, ainsi que son identification, attendu que Searle signale que celle-ci s’oppose au sens littéral. Elle se forme principalement à partir d’une conception littérale du sens qu’il est indispensable de prendre en compte lors d’une description de la métaphore, mais qui doit être aussitôt surpassée. Par ailleurs, il est souvent possible de relever des constructions figurées, dans lesquelles le mot métaphorique est en subordination avec un mot non métaphorique, comme le témoigne  J. Tamine. Cet auteur identifie la « métaphore » à « une unité plus vaste » que « le terme métaphorique lui-même », réalisée suite à « l’union des deux termes propre et métaphorique dans une configuration syntaxique donnée » 620 . Ce cas est particulièrement distingué dans les métaphores nominales in praesentia, qui procèdent sur l’axe syntagmatique, en mettant en rapport le terme propre avec le terme métaphorique, associés dans le même contexte, par opposition aux métaphores verbales qui supposent la substitution du terme propre par le terme métaphorique sur l’axe paradigmatique. Nous prendrons en considération deux figures métaphoriques, une nominale et une verbale, dans le but de discerner la spécificité du fonctionnement de chacune. Nous citons :

‘Que penses-tu de l’éclair, ô ma chère sensibilité, que penses-tu de cette fleur sauvage et brillante que les montagnes mettent parfois dans leurs cheveux ?’ ‘(« Le passage de l’Opéra, Le paysan de Paris, p.79)’

Par cette métaphore nominale, un terme propre, « l’éclair », que nous parvenons aisément à distinguer, subit une sorte de métamorphose au moyen d’un autre terme dont l’emploi est explicitement métaphorique, et qui permet de transformer l’élément naturel lumineux en un autre, mais qui appartient au règne végétal. La foudre devient alors une « fleur », et l’auteur expose aussitôt les motifs de cette similitude, d’abord, par le biais des adjectifs « sauvage » et « brillante » qui correspondent aussi bien à l’un qu’à l’autre. Par ailleurs, la relative contribue d’une part, à rendre la similitude plus claire, dans la mesure où l’éclair, comme les fleurs, pousse aux sommets des montagnes, tel un ornement ou un bijou, et d’autre part, elle accorde davantage une dimension poétique et inventive à l’image.

Pour la métaphore verbale suivante, nous remarquons qu’Aragon attribue aux « jardins » des verbes qui leur sont inadéquats. Dans un premier temps, il présente cet espace naturel tel un sujet animé, dont les « lèvres » réfèrent aux pots suspendus aux « balcons ». Dans un deuxième temps, il les identifie implicitement à des « chats », en raison de leur torpeur, sommeillant tels les félins « au fond des cours intérieures » :

‘Jardins […] Parfois vous accrochez vos lèvres aux balcons ; les toits vous les couvrez comme des bêtes, et vous miaulez au fond des cours intérieures.’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.147) ’

Dans une métaphore nominale, terme propre et terme figuré coexistent dans le même contexte, alors que dans la métaphore verbale, le terme figuré se substitue au propre.

Néanmoins, nous relevons, suite à cette description syntaxique, une ambiguïté que provoque le double positionnement du sens figuré. Ce dernier est, d’une part, repéré dans un terme, désigné par J. Tamine, par terme métaphorique (Tm), et d’autre part, dans la configuration qu’elle schématise « Tp R Tm » (terme propre, relation, terme figuré). Pourtant, ce rôle assigné à la syntaxe rapproche ce point de vue lexicaliste à la conception tropologique, car ils situent le sens figuré entre les limites d’un mot.

En outre, cette association du propre et du figuré facilite la compréhension de l’expression métaphorique, dans la mesure où, « pour interpréter métaphoriquement un énoncé, il est nécessaire de reconnaître que, pris à la lettre, il serait sémantiquement absurde » 621 , mais encore, il faut admettre que « le premier sens ne disparaît pas pour produire le second. Au contraire, le second sens est compris parce que, justement, nous gardons en toile de fond la signification de la première fonction sémiotique, ou du moins l’un de ses aspects » 622 . Nous tenterons d’illustrer les propos d’U. Eco au moyen de cette métaphore appositive :

‘Caresses du passé belles au bois dormant.’ ‘(« Poème de sang et d’amour », Les Destinées de la poésie, p.127)’

Il est évident que prendre en considération chaque groupe de mots séparément ne présente aucun intérêt, puisqu’en les plaçant au niveau du même vers et sans lien syntaxique, le poète les associe par un rapport métaphorique, dans le but d’identifier le premier élément au second. Toutefois, pour interpréter cette image, nous devons garder en vue le sens propre de chacun de ses constituants, afin de deviner que les « caresses » se sont métamorphosées pour devenir les « belles » princesses, parce qu’elles sont celles du « passé », et rappellent, par conséquent, les contes de fées, appartenant à un temps révolu. Cependant, si elles sont « au bois dormant », c’est qu’elles sommeillent et il est possible qu’elles ressuscitent à nouveau, telles que les tendresses qui peuvent revivifier une passion d’autrefois.

Néanmoins, à l’encontre de cette hypothèse, G. Kleiber exige de la part de l’interlocuteur de discerner, lors de l’interprétation métaphorique, « qu’il s’agit d’un sens non littéral. Autrement dit, il faut qu’il reconnaisse l’intention métaphorique », sans pour autant « calculer le sens littéral et puis, après avoir constaté l’échec d’une telle interprétation, passer au sens métaphorique» 623 . Le sens propre n’est pas alors un stade antérieur, nécessaire à l’identification du sens métaphorique, surtout pour les occurrences figurées passées dans l’usage commun. Mais avant qu’elles ne tombent dans la désuétude, ces figures opèrent un passage de l’objectif pur (le sens propre) au subjectif (le sens figuré). Nous citons à titre d’exemple cette représentation imagée des « passages » :

‘[…] ces aquariums humains déjà morts à leur vie primitive […] car c’est aujourd’hui seulement que la pioche les menace, qu’ils sont effectivement devenus les sanctuaires d’un culte de l’éphémère, qu’ils sont devenus le paysage fantomatique des plaisirs et des professions maudites 624 , incompréhensibles hier et que demain ne connaîtra jamais.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.21)’

Sous le regard fasciné du promeneur, ce lieu particulier, car voué à une destruction prochaine, se métamorphose en une destination des plus équivoques. Les passages sont donc des « aquariums », puisqu’ils sont similaires à des verrières gigantesques ou à un dôme transparent, baignés dans une atmosphère glauque, propice aux rêves. En outre, les galeries parisiennes se transforment, dans un premier temps, en « sanctuaires », parce qu’ils semblent immerger de nulle part, et sur lesquels pèse un silence « sacré », suite à leur abandon par leurs anciens occupants. Cependant, ces nouveaux temples sont ceux d’une religion moderne, « l’éphémère », à l’image de leur statut actuel, en ce sens qu’ils ne vont encore exister que pour une période déterminée, avant la démolition. La métaphore suivante s’inscrit dans la même optique, d’où, le recours à l’adjectif « fantomatique », mais également aux termes « plaisirs » et « professions maudites » qui servent à expliciter la nature du « culte » rendu aux passages, étant donné qu’ils sont aussi condamnés à une disparition inévitable. En effet, pour interpréter ces métaphores, nous nous sommes concentrée davantage sur le sens figuré de l’énoncé, plutôt que sur son acception propre.

D’une manière plus générale, nous pouvons affirmer, à l’instar de G. Kleiber, que la métaphore « représente le moyen le plus économique dont dispose le locuteur pour exprimer sa pensée. L’idée est ainsi que l’énoncé métaphorique est la représentation non littérale d’une pensée trop complexe à exprimer littéralement » 625 , alors que, dans certains cas, une expression métaphorique peut paraître comme littéralement acceptable, comme :

‘J’oubliais donc de dire que le passage de l’Opéra est un grand cercueil de verre […].’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.44)’

Par une métaphore avec « être », l’auteur décrit ce même lieu, mais d’une manière plus explicite, en installant une correspondance entre le « passage » et « un cercueil », et en particulier entre deux éléments concrets, en vue d’un ensemble de points en commun, d’abord, au niveau de la forme, d’où, le choix de la matière, le « verre », constituant à la fois les parois des galeries et celles du réservoir d’espèces aquatiques, quoique à des dimensions différentes, comme le suggère l’adjectif « grand ». Par ailleurs, ils évoquent l’idée d’enfermement, mais surtout d’une mort prochaine.

Dans une autre perspective, le système binaire propre / figuré renvoie à la notion de déviance de l’identification métaphorique, puisqu’il est indispensable de « rappeler qu’elle [la métaphore] représente un usage particulier qui la distingue des énoncés ordinaires ou […] littéraux ». En effet, la déviance, en tant que « facteur constitutif de la métaphore», permet d’«identifie[r] un énoncé comme métaphorique », car « d’un point de vue cognitif, les métaphores, essentiellement les métaphores vivantes ou non conventionnalisées, agissent en perturbants de nos connaissances à long terme. Elles ne se contentent pas d’apporter une information nouvelle qui s’ajoute aux informations que nous possédons déjà, elles posent, en même temps, des connexions qui battent en brèche plus ou moins fortement certaines structures de notre savoir sur le monde […] » 626 . De son côté, Le Guern inscrit sa réflexion dans ce cadre, lorsqu’il considère la « métaphore vivante et faisant image » comme « étrangère à l’isotopie du texte où elle est insérée », et dont « l’interprétation […] n’est possible que grâce au rejet du sens propre », car il ne convient pas au contexte dans lequel il est inséré, ce qui « oriente le lecteur ou l’auditeur vers le processus particulier de l’abstraction métaphorique ». En conséquence, « l’incompatibilité sémantique joue le rôle d’un signal qui invite le destinataire à sélectionner parmi les éléments de signification constitutifs du lexème ceux qui ne sont pas incompatibles avec le contexte » 627 . Nous mettrons donc en relief cette image des plus poétiques du Paysan de Paris, par laquelle l’auteur représente d’une manière exceptionnelle la « femme » :

‘Charmante substituée, tu es le résumé d’un monde merveilleux, du monde naturel, et c’est toi qui renais quand je ferme les yeux. Tu es le mur et sa trouée. Tu es l’horizon et la présence. L’échelle et les barreaux de fer. L’éclipse totale. La lumière. Le miracle.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.207)’

En s’adressant directement à celle-ci, le « je » la représente métaphoriquement, telle une « charmante substituée», car elle est l’égale de la nature, aussi merveilleuse et fantastique, et donc pouvant la remplacer. Toutefois, par une métaphore avec « être », il la met davantage en valeur, parce qu’en tant que « résumé du monde naturel », la femme a gardé, du milieu dans lequel elle se renouvelle à l’infini, l’essentiel, ainsi que tout ce qui est extraordinaire et magique. Par conséquent, elle qui accapare tout l’espace et même l’esprit de celui qui la vénère telle une déesse. Ensuite, l’auteur recourt à une série exhaustive de métaphores pour chanter les louanges de cet être adoré. Nous remarquons d’abord qu’il s’agit de figures in praesentia, qui établissent une identification totale, grâce au verbe « être », entre le thème « tu » et un phore chaque fois différent, mais aussitôt cet élément se substitue complètement au premier et les métaphores deviennent in absentia, probablement pour dire la fusion absolue des deux. Par ailleurs, nous tenons à signaler le rapport étrange que l’auteur met en place entre les phores, aussi bien au niveau de ceux qui sont coordonnés par la conjonction « et », ou ceux désignés séparément. En effet, si nous ne parvenons pas à découvrir le point commun entre les différents constituants, nous pouvons les inscrire sous le signe de la contradiction comme « le mur et sa trouée » ou bien « l’éclipse totale » et « la lumière », aussi sous le signe de la complémentarité, tels « l’échelle et les barreaux de fer », dans le but de dire que cette femme constitue le tout, voire « le miracle ».

Notes
617.

P. SCHULZ, Description critique du concept traditionnel de « métaphore », Berne, Peter Lang 2004, p.25.

618.

Ibidem., p.209.

619.

C’est nous qui soulignons.

620.

J. GARDES-TAMINE, « Métaphore et syntaxe », Langages n°54, Larousse 1979, p.65.

621.

U. ECO, Les limites de l’interprétation, Paris, éd. Grasset & Fasquelle, 1992, p.174.

622.

Ibidem., p.166.

623.

G. KLEIBER, Nominales, Essais de sémantique référentielle, Paris, Armand Colin 1994, p.186.

624.

C’est nous qui soulignons.

625.

Ibidem., p.183.

626.

Ibidem., p.187.

627.

M. LE GUERN, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse 1973, p.16.