Vers la lexicalisation

Alors que la métaphore « vive » se réalise à la suite d’un passage du sens propre au sens figuré ou par une prédilection pour ce dernier, elle se lexicalise lors du passage effectué inversement du figuré au littéral, et plus exactement, quand la figure devient elle-même le sens propre. Mais pour perdre son originalité, une métaphore suit une certaine évolution historique que Le Guern s’est chargée de décrire dans sa Sémantique de la métaphore et de la métonymie :

‘création individuelle, dans un fait de langage d’abord unique puis répété, elle est reprise par mimétisme dans un milieu précis et son emploi tend à devenir de plus en plus fréquent dans ce milieu ou dans un genre littéraire donné avant de se généraliser dans la langue ; au fur et à mesure de ce processus, l’image s’atténue progressivement, devenant d’abord ‘’image affective’’, puis ‘’image morte’’ […] L’évolution atteint son degré ultime quand la métaphore est devenue le mot propre. 629

Tel est le cas dans les vers suivants :

‘Mon portrait me fixe et dit Songe’ ‘sans en mourir au gagne-pain ’ ‘au travail 630 tout le long du jour.’ ‘(« Lever », Feu de joie, p.56)’

Quoique nous supposions qu’il s’agit d’une métaphore appositive associant un phore « gagne-pain » à un thème « travail », dans l’intention d’éclaircir celui-ci, nous nous rendons compte immédiatement que les deux termes sont employés dans leur sens propre. En effet, même le terme mis en place par composition, reliant deux éléments par un tiret, a perdu son acception figurée.

Une métaphore se perd, dans le cas où le sens littéral « a » et le sens figuré « b », celui du locuteur, ne se rencontrent pas en même temps, opposés l’un à l’autre, mais qui constituent une unité. Il en est ainsi dans ce vers :

Plus jamais je ne tirerai ce jeune homme des bras des forêts  631 .

(« Sommeil de plomb », Feu de joie, p.66)

Dans cette image métaphorique, le poète associe deux éléments incompatibles l’un à l’autre, parce qu’appartenant à des règnes différents (humain / végétal). Toutefois, même si le sens propre (en référence au milieu naturel mentionné, les « forêts ») et le sens figuré (la forêt se trouve personnifiée en lui accordant « des bras ») sont opposés, nous signalons que la métaphore s’est lexicalisée et il n’existe plus de limites séparant les deux constituants de l’image, en ce sens que « ce jeune homme » découvre un refuge aussi bien dans les bois glorifiés que dans les bras de la femme adorée.

Et si la lexicalisation entraîne un glissement du figuré au propre, du moins dans la perception du mot, elle concerne principalement les métaphores qui présentent le plus grand nombre possible d’éléments de signification communs au sens propre du terme et à son emploi métaphorique. Nous citons à titre d’exemple :

Les larmes coulent dans tous les sens sur les joues des dialecticiens les plus éclairés Je ne crois pas que cette forme liquide de la douleur  632 ait une grande valeur aux yeux de la divinité.

(« Au café du commerce », Ecritures Automatiques, p.147)

En effet, les deux constituants de la métaphore présentent autant de points communs, de sorte que nous pouvons dire que le phore n’est qu’une sorte de définition du thème, étant donné que les « larmes » sont exactement une expression liquide d’une émotion généralement désagréable.

Notes
629.

M. LE GUERN, Sémantique de la métaphore te de la métonymie, Paris, Larousse 1973, p.82.

630.

C’est nous qui soulignons.

631.

C’est nous qui soulignons.

632.

C’est nous qui soulignons.