Propre ou figuré ? Le rôle de cette ambigüité sémantique dans le texte

Selon Catherine Fucks, « l’analyse linguistique est alors en mesure de caractériser l’ambiguïté comme le rapport entre une forme d’expression unique et une opération fondamentale à partir de laquelle peut se déployer une pluralité de valeurs plus spécifiques, en fonction notamment de contraintes contextuelles et référentielles » 639 . Dans cette perspective, nous rappelons que, dans ce qui précède, le contexte est présenté tel un facteur essentiel permettant de distinguer si une phrase doit être comprise littéralement ou d’une manière figurée. Cependant, il est envisageable que ce même cadre linguistique donne lieu, dans certains cas, à une ambiguïté effective, lorsqu’il autorise plusieurs interprétations, face à lesquelles le récepteur doit effectuer obligatoirement un choix nécessaire, parce qu’il lui faut trancher s’il s’agit d’une telle explication ou d’une autre. Tel que dans ces vers :

J’aime une herbe blanche ou plutôt

Une hermine aux pieds de silence

C’est le soleil qui se balance.

Lors d’une première lecture, nous n’avons pu deviner la nature de ce qu’aime le poète, dans la mesure où il recourt, d’une part, à une métaphore adjectivale, reliant un substantif et un adjectif incompatibles, car une « herbe » ne peut, en aucun cas, être « blanche ». D’autre part, il emploie une métaphore déterminative qui établit un rapport figuré entre l’animal, « hermine », et l’humain, « pieds », mais encore entre ce même élément animé / concret et un autre abstrait, le « silence ». Cependant, à part une ressemblance de forme (une syllabe commune), nous avons relevé un point commun reliant « herbe » et « hermine », à savoir la couleur blanche. En outre, grâce à une métaphore introduite par le présentatif « c’est », le poète, après avoir hésité et recouru à la conjonction « ou » qui place aussi bien des éventualités différentes qu’une équivalence entre les éléments, il se décide et identifie l’être aimé au « soleil qui se balance ». Toutefois, l’image demeure énigmatique, d’autant plus que le verbe « se balancer » s’oppose aux « pieds de silence ».

Dans cette optique, il s’avère nécessaire d’élargir le cadre contextuel. Nous citons alors la suite du poème :

Et c’est Isabelle au manteau

Couleur de lait et d’insolence.

« Isabelle », Le Mouvement Perpétuel, p.68)

La fin du texte révèle l’identité de la femme, même si le poète insiste à créer des effets insolites et des images surprenantes, en ajoutant un seul mot qui fait basculer le sens vers le figuré, puisqu’avec l’expression « couleur de lait », il souligne la blancheur extrême de cette femme dans le but de symboliser son innocence et sa pureté, mais qu’il renie aussitôt par l’emploi du terme « insolence ». En conséquence, nous confirmons le rôle primordial du contexte qui sert à éclaircir, et donc à faciliter, dans la plupart des situations, l’interprétation d’une image métaphorique.

Dans d’autres cas, le contexte installe une ambigüité impossible à résoudre, car certaines de ses indications peuvent avoir un effet contradictoire, en ce sens que si nous ne lui accordons pas des données contextuelles plus larges, ou des informations situationnelles, le récepteur est confronté à l’impossibilité d’adopter une sélection précise et nécessaire à l’éclaircissement du sens de la phrase. Par conséquent, la compréhension se trouve bloquée, comme nous tenterons de le vérifier suite à l’analyse de ces vers où le poète se lamente sur le sort des humains condamnés à une souffrance perpétuelle :

je mesure la gloire la lumière le bonheur avec la jauge

du crève-cœur

avec la jauge de l’épouvantement

avec la jauge du petit matin lorsque se traîne

un peuple immense vers le jour et le jour vers ce peuple

avec de part et d’autre la lenteur d’un abominable regret

avec la jauge de la vacherie ô lait amer des phonographes.

(« Le Progrès », Persécuté Persécuteur, p.205)

En premier lieu, nous constatons que les deux éléments désignant le mesuré et l’instrument de mesure sont complètement opposés, parce que nous relevons, d’une part, tout ce qui est positif et donc réfère à la joie de vivre (gloire, lumière, bonheur), et d’autre part, tout ce qui révèle une misère exacerbée et des maux interminables (crève-cœur, épouvantement, regret, vacherie), et donc qui renie l’état premier. Il est également intéressant de mettre en valeur les rapports figurés que le poète place entre l’objet concret « jauge » et ses compléments abstraits (crève-cœur, épouvantement, petit matin, vacherie), grâce à une série de métaphores déterminatives, associant des réalités incompatibles, car de natures différentes, mais qui symbolisent l’intensité des supplices endurés par les hommes. Toutefois, la dernière image, introduite par une apostrophe, « ô lait amer des phonographes », reste obscure et nous ne pouvons l’interpréter même si elle est intégrée dans un contexte plus ou moins compréhensible. En effet, le rapport avec celui-ci n’est point justifié, sauf si nous prenons en considération le terme précédant immédiatement la métaphore, « vacherie », dans son acception propre, en rapport avec le terme « lait ». Cependant, nous n’avons pas réussi à trouver le motif commun qui permet de rattacher les différents constituants de l’image, ni sa signification globale.

D’un autre point de vue, agissant sur la nature de l’énoncé et assurant la variabilité de son interprétation, le contexte peut être aussi bien linguistique qu’extra-linguistique. Il est linguistique, quand il réfère au texte, dans lequel une expression est inscrite, prise en considération et expliquée, et par conséquent, il joue le rôle d’un « filtrant », ne validant que les lectures compatibles avec les éléments textuels. Plus large ou plus spécifique, il permet également de transformer certaines autres expressions pour qu’elles deviennent univoques, alors qu’elles étaient présumées ambiguës lorsqu’elles sont examinées isolément, en écartant quelques éventualités d’interprétation. Nous considérons l’image suivante :

Mes chers amis, m’entendez-vous bien ? D’innombrables sauterelles sortent

de ma bouche et se répandent sur les céréales.

(« Louis », Le Mouvement Perpétuel, p.73)

De prime abord, nous n’arrivons pas à interpréter l’énoncé et nous nous croyons face à une image surréaliste, fondée sur une association insolite de mots que rien ne relie dans le seul but de choquer le lecteur. Isolée, cette métaphore est énigmatique, et pour l’analyser, nous devons nécessairement la rattacher au texte, auquel elle appartient. Nous citons alors le passage suivant :

Mes paroles de coton poudre, je les enflamme dans les oreilles des hommes

sans méfiance.

Nous découvrons qu’il s’agit d’une métaphore in absentia qui établit une identification implicite entre les « paroles », thème dont l’apparition est retardée, et les « sauterelles », en raison de leur effet dangereux. En d’autres termes, comme l’insecte qui abîme les récoltes, la parole est aussi néfaste, parce qu’elle révèle souvent une vérité que les hommes refusent d’admettre, et c’est ainsi qu’elle est spécifiée par une métaphore déterminative, « de coton poudre », qui dit l’effet destructeur du mot chez celui qui ne lui accorde pas sa juste valeur, et particulièrement les « hommes sans méfiance ». Dans cette optique, nous pouvons dire que le poète joue le rôle du porte-parole de l’humanité insouciante.

Le contexte est, par ailleurs, extra-linguistique en raison des indications n’appartenant pas au cadre textuel, mais qui peuvent agir sur la compréhension de celui-ci, telles que les circonstances interlocutives, les connaissances de l’univers, ou autres, dans le but d’élargir la perspective et d’accéder à de nouvelles possibilités interprétatives, non perceptibles au niveau de l’expression isolée. Nous proposons ce poème qui illustre la même thématique que l’exemple précédent :

Ma parole

La main prise dans la porte

Trop engagé mon ami trop engagé

Pour ainsi dire

Ou

Passez-moi le mot

Merci je tiens la clef

Le verrou se remet à tourner comme une langue 640

Donc.

(« Serrure de sûreté », Le Mouvement perpétuel, p.77)

Nous avons relevé d’abord quelques termes qui nous ont paru significatifs, dans la mesure où ils établissent une sorte de parallélismes entre deux isotopies : d’une part, celle en rapport avec le « mot », et d’autre part, celle en rapport avec la « clef », à tel point que nous pouvons dire que nous sommes face à une image qui identifie les deux éléments l’un à l’autre, en ce sens que si le premier sert à pénétrer les mystères de l’univers, le second sert à ouvrir les portes sur l’inconnu. D’un même recueil, les deux textes traitent donc une même thématique, le pouvoir de la parole, notamment si nous faisons référence au projet principal des surréalistes, à savoir la mise en place d’une réflexion exhaustive sur le langage, qui n’est plus considéré comme un simple moyen de communication, mais comme un sujet d’analyse à part entière.

En outre, la notion d’ambigüité est étroitement reliée à celle de « l’équivoque », qu’Annette Tamuly se charge d’analyser chez Breton, dans la mesure où ce concept « marque la fulgurance de la déroute et du dépaysement et, ouvrant une brèche dans un monde trop figé et trop cohérent, elle nous fait pressentir le surréel » 641 . En conséquence, un mot est équivoque lorsqu’il se prête à plusieurs interprétations, ou quand il paraît vaciller entre le sens figuré et le sens propre, et précisément entre ce qu’il représente et ce qu’il énonce, tel que l’exprime Breton, dans L’Amour fou :

Il est des mots qui travaillent contre l’idée qu’ils prétendent exprimer. Enfin, même le sens des mots ne va pas sans mélange et l’on n’est pas près de déterminer dans quelle mesure le sens figuré agit progressivement sur le sens propre, à chaque variation de celui-ci devant correspondre une variation de celui-là. 642

Nous proposons alors d’étudier cette image qui nous a paru difficile à interpréter :

Quand on te décrit

Toutes les chevilles

Comme des salives

Montent à l’esprit  643 .

(« La Belle Italienne », Feu de joie, p.47)

Nous signalons d’abord que le rapport métaphorique est établi entre les différents éléments. D’un côté, entre le groupe nominal sujet, « toutes les chevilles », et le groupe verbal, « montent à l’esprit », et d’un autre côté, entre le verbe, « monter », et le complément circonstanciel de lieu, « à l’esprit ». De plus, nous ne sommes pas arrivée à repérer un sens des « chevilles » qui peut être adéquat avec le contexte, et plus précisément avec la description de l’être féminin adorée. Même la comparaison rend l’image plus énigmatique, en ce sens que les « salives », au lieu de couler et donc de descendre vers le bas, elles « montent », ce qui demeure étrange et logiquement inexplicable. Dans cette perspective, nous avons opté pour une explication à connotation érotique, en supposant que la vue de la « belle italienne » anime un désir sensuel intense chez ses adorateurs.

D’une simple « hésitation entre deux sens d’un mot », qui correspond à « une tension entre deux significations différentes » de celui-ci, l’équivoque s’avère être une « lutte entre le monde d’images et de représentations suscité par le mot », et encore un « conflit entre des réalités contradictoires» 644 . Au-delà des limites des vocables « l’équivoque du langage » ne se suffit pas à « affecte[r] la réalité subjective du moi », mais « elle ébranle la réalité du monde et y poursuit son entreprise de mutation poétique », essentiellement par le biais du mot devenu « un lieu de passage, le miroir dans lequel se reflètent les diverses significations du monde », et encore « un carrefour de sens et de forces », au niveau duquel « subjectivité et objectivité y dessinent un réseau de significations entre lesquels l’esprit ne peut ni ne veut d’ailleurs choisir, mais où se déroule librement une féconde circulation mentale » 645 .

Dans cette optique, le meilleur exemple que nous pourrons proposer est le poème « une fois pour toutes », écrit sous le modèle d’un jeu surréaliste de questions / réponses, par lequel les membres du groupe refont le monde sous un regard subjectif et surtout au moyen d’une imagination débordante, qui élimine toutes les frontières et associe des mots, des éléments et des « réalités aussi éloignées que possible » :

Qu’est-ce que parler veut dire ?

- Semer des cailloux blancs que les oiseaux mangeront […]

Qu’appelle-t-on vertu ?

- Un hamac de plaisir aux branches suprêmes des forêts.

Courage ?

- Les gouttes de lait dans la timbale d’argent de mon baptême.

Honneur ?

- Un billet d’aller et retour pour Monte-Carlo […]

Qu’est-ce que l’amour ?

- Un anneau d’or dans les nuages.

Qu’est-ce que la mort ?

Un petit château-fort sur la montagne […].

(Le Mouvement Perpétuel, p.71/72)

En plus de « sa valeur esthétique », l’équivoque poétique « nous place à la convergence du monde réel et du monde surréel, à la convergence aussi du conscient et de l’inconscient » 646 , et « accuse la dualité du monde du langage et du monde des choses, celle de la réalité et de l’onirique, tout en tendant à surmonter ces oppositions dans la réalisation effective d’un artefact » 647 , comme le déclare Aragon dans le poème « Secousse » où il propose de refaire le monde. La première modification est une multiplication exagérée du nombre des soleils, qui par une métaphore déterminative, sont « de couleur », à la différence de l’astre réel, mais surtout par une autre métaphore verbale, il leur attribue une action, « griffer », à la fois agressive, mais transformatrice :

Le monde à bas je le bâtis plus beau

Sept soleil de couleur griffent la campagne.

(Feu de joie, p.38)

Notes
639.

L’ambiguïté et la paraphrase, Actes du colloque de Caen 1987, Centre de publication de l’université de Caen 1988, p.17.

640.

C’est nous qui soulignons.

641.

A. TAMULY, « André breton et la notion d’équivoque », Mélusine n°5 : Politique - Polémique, Lausanne, L’Age d’Homme, 1979, p.196.

642.

A. BRETON, L’Amour fou, Paris, Gallimard 1973, p.73.

643.

C’est nous qui soulignons.

644.

A. TAMULY, « André Breton et la notion d’équivoque », Mélusine n°5 : Politique - Polémique, Lausanne, L’Age d’Homme, 1979, p.200.

645.

Idem.

646.

Ibidem., pp.200-201.

647.

Ibidem., p.203.