Le rejet de certains principes traditionnels

Toutefois, la distinction d’un sens propre d’un autre figuré peut être considérée comme un acte « arbitraire », car, selon P. Schulz, elle est « fondée sur un ‘’sentiment’’ ou encore sur une ‘’vague impression de différence’’» 648 , pour devenir de la sorte, « l’effet d’une illusion fondée sur la croyance que derrière la langue il y a autre chose que des signes ; sur la croyance que la langue est soit un reflet, soit une imitation de la réalité, soit, plus généralement, qu’elle consiste essentiellement à exprimer un objet qui lui est étranger » 649 .

Dans cette optique, faire « disparaître l’opposition entre les deux emplois de M – en mettant M1 sur le même plan que M2 –» aura pour conséquence de faire « en même temps disparaître le principe du double sens, qui est, selon nous, le principe fondateur de la métaphore. Il n’y a, en effet, plus deux M à distinguer, parce que l’emploi vu comme second et métaphorique ne sert au fond à rien d’autre qu’à réaliser la même signification profonde de l’entité linguistique M – de la même façon que l’emploi propre de cette entité ; et le sens que M2 permet de construire n’est qu’une manifestation de cette signification profonde. Ainsi, l’emploi traditionnellement isolé sous M2 ne possède pas deux significations […] » 650 .

Néanmoins, la métaphore filée est à considérer comme une « objection » à cette hypothèse, parce qu’elle confirme et illustre la présence du double sens, considéré comme fondement essentiel à la figure, puisqu’elle présente « plusieurs occurrences métaphoriques » ou « une suite d’emplois comme M, M’, M’’», à tel point que « le champ métaphorique se propage et se multiplie pour ainsi dire, et croît de façon parallèle avec le champ non métaphorique » 651 .

Dans ce chapitre, nous avons choisi de traiter la métaphore selon deux points de vue différents, mais qui nous ont semblé complémentaires : le rôle du lecteur et le rapport entre la métaphore et la dichotomie sens propre / sens figuré.

Par l’intérêt que nous avons accordé au rapport entre la figure et son récepteur, nous avons vérifié que le lecteur constitue un élément essentiel du texte d’Aragon, d’autant plus que son œuvre est « vivante », acceptant des lectures diverses et renouvelables d’un récepteur à l’autre, même si ce dernier est souvent induit en erreur par l’ambiguïté de la figure métaphorique. Celle-ci dépasse dans la plupart des cas l’interprétation unique pour installer un espace de possibilités interprétatives relativement ouvert, sur lequel évolue le lecteur.

Dans cette optique, la métaphore surréaliste exige une lecture active, car elle projette choquer le lecteur et le dérouter, en constituant de nouvelles relations insolites et en établissant des rapports inattendus. Le lecteur est alors appelé à dépasser son état premier de surprise, à intervenir dans le texte, afin de saisir le motif du rapprochement des « deux réalités » ou des « deux objets », de reconstituer la nouvelle logique des mots, ainsi qu’une vision inédite du monde, qua la figure met en place.

Invité ainsi à participer activement dans la mise en place d’une texture de signification cohérente, à l’intérieur d’une logique poétique, ce récepteur est souvent confronté à des difficultés, quant à l’identification et à l’interprétation des métaphores inventées par Aragon, en raison de plusieurs facteurs qui sont à l’origine d’un tel blocage au niveau de la compréhension et de l’explication du processus métaphorique.

Parmi ces paramètres, nous avons distingué l’introduction du hasard et de l’automatisme dans le texte aragonien, et particulièrement au niveau de la figure métaphorique, dans le but de bouleverser de la sorte les codes qui associent l’écrivain et le lecteur. En outre, le recours à l’écriture automatique, à l’inspiration onirique, aux jeux et aux procédés de composition mécanique obscurcissent davantage les métaphores d’Aragon, d’autant plus qu’elles associent des objets éloignés, dont la relation n’apparaît dans aucun indice verbal.

Par ailleurs, chercher à supprimer la syntaxe, et, par conséquent, établir une nouvelle grammaire, est considéré comme l’un des obstacles à la compréhension de la métaphore surréaliste. Effectivement, une continuité au niveau du discours est soulignée par l’effacement de la ponctuation, de sorte que l’homogénéité de la coulée verbale importe plus que la discontinuité du sens et de l’expression. De ce fait, le lecteur ne parvient pas aisément à délimiter la figure pour ensuite l’expliquer, car elle est intégrée dans un enchainement sans interruption, et qui sert à apparenter l’écriture aragonienne à celle automatique, alternant continuellement les mots, les propositions et les images. Cependant, nous constatons que la ponctuation est remplacée indirectement par des majuscules qui précisent les limites de chaque proposition, et donc, de chaque image à interpréter séparément.

D’une part, le rapport entre la métaphore et le signe linguistique, aussi bien arbitraire que motivé, et d’une autre part, le rôle de la subjectivité, dans l’invention et la compréhension des figures métaphoriques peuvent contribuer à éclaircir ou obscurcir le fonctionnement de cette figure.

De ce point de vue, nous avons remarqué que la métaphore aragonienne est loin d’être arbitraire, puisque nous réussissons le plus souvent à deviner un motif adéquat d’une association, même inédite, entre les différents éléments, alors que l’image surréaliste se caractérise par l’arbitraire du rapprochement. Quant à la part de subjectivité que comportent les relations d’analogie, il est possible qu’elle soit à l’origine de métaphores inventives, propres à l’auteur, faisant partie de son univers imaginaire, et que malgré maintes tentatives, le lecteur ne réussit pas à interpréter.

En second lieu, nous avons vérifié le rapport entre la figure et la dichotomie sens propre / sens figuré, dans la mesure où ce système binaire peut, d’un côté, expliciter le fonctionnement de la métaphore, vu qu’elle repose sur une corrélation de ces deux pôles, mettant en valeur le figuré (le niveau connotatif) et référant au propre (le niveau dénotatif). D’un autre côté, il peut être le motif d’une ambiguïté sémantique qu’elle installe dans le texte. Et si les surréalistes ne recourent pas aux termes « propre » ou « figuré », ils construisent leurs images grâce à une association, par analogie, des « mots » et des « groupes de mots qui se suivent » 652 dans un énoncé, plutôt que sur celle des idées. En conséquence, l’opposition du littéral et du figuré est remplacée par une alliance arbitraire et inédite entre deux mots et que rien ne justifie. Toutefois, chez Aragon, ses figures métaphoriques opèrent un passage de l’objectif pur (le sens propre) au subjectif (le sens figuré), pour correspondre de la sorte à un « instrument de création de sens », dans la mesure où elles offrent une représentation inédite et curieuse du monde.

Nous avons constaté aussi que le contexte permet d’identifier une métaphore, de dépasser l’équivoque obscurcissant certaines figures, en facilitant la distinction du sens propre du figuré. En d’autres termes, le cadre textuel dans lequel la figure est insérée contribue à préciser si l’emploi d’une phrase est à interpréter de manière littérale ou métaphorique. En effet, sous la forme d’un énoncé cohérent, il expose en les articulant, deux structures sémantiques perçues nettement l’une de l’autre, même si elles sont tout à fait compatibles, réalisant la valeur de vérité positivement ou négativement au regard d’une référence littérale pour l’une, d’une référence figurée pour l’autre.

Pour décider donc s’il est question d’un sens littéral ou d’un sens figuré, il est essentiel de voir si une expression donnée s’accorde avec son contexte linguistique ou s’il existe une discordance entre les deux éléments. Ainsi, dans le premier cas, le sens est littéral, dans le second, il est non littéral.

Cependant, il est envisageable que ce même cadre linguistique donne lieu, dans certains cas, à une ambiguïté effective, lorsqu’il autorise plusieurs interprétations, face à lesquelles le récepteur doit effectuer obligatoirement un choix nécessaire, parce qu’il lui faut trancher s’il s’agit d’une telle explication ou d’une autre. Dans d’autres cas, le contexte installe une ambigüité impossible à résoudre, car certaines de ses indications peuvent avoir un effet contradictoire, en ce sens que si nous ne lui accordons pas des données contextuelles plus larges, ou des informations situationnelles, le récepteur est confronté à l’impossibilité d’adopter une sélection précise et nécessaire à l’éclaircissement du sens de la phrase. Par conséquent, la compréhension se trouve bloquée.

En outre, la première caractéristique du projet aragonien semble être une mise en question constante de l’interprétation, dans la mesure où le poète s’oppose à la recherche d’un sens caché dans les textes surréalistes, en ce sens qu’ils ne reposent en aucun cas sur une fin intentionnelle de l’écriture, mais consistent essentiellement en une critique radicale de l’usage dominant des textes poétiques, imposé par la critique littéraire traditionnelle. Ces textes exigent, en conséquence, un dépassement de l’interprétation pour exister comme textes, pouvant être lus. Toutefois, si Aragon rejette une volonté incessante d’interprétation, il ne soutient pas le non-sens des textes avant-gardiste, ni leur caractère obscur, mais, il dénonce l’incompréhension à laquelle sont confrontées les productions dadaïstes et surréalistes, et donc, l’incapacité de la critique traditionnelle à accéder à la nécessité des « mots rangés sur le papier », quand celle-ci n’est pas appropriée à un vouloir-dire, ou à l’expression d’une signification intentionnelle, alors que l’obscurité apparente de ces textes se transforme en un mode de signifier, car ils provoquent une « émotion » sur leurs lecteurs, même s’ils échappent à la recherche d’un sens intentionnel. De ce fait, et particulièrement pour Aragon, le non-sens fait partie du sens, dans le but d’élargir ce dernier, ne pouvant être définitif, dans la mesure où toute activité poétique est une quête de l’intelligibilité étroitement lié au signifié, tout en exigeant, en tant que défi à la compréhension, l’acceptation de l’inconnu dans le sens. Aragon lance, en effet, un défi au comprendre, puisque nous ne parvenons pas souvent à déchiffrer tout énoncé.

Notes
648.

P. SCHULZ, Description critique du concept traditionnel de « métaphore », Berne, Peter Lang 2004, p.9.

649.

Ibidem., p.171.

650.

Ibidem., p.154.

651.

Ibidem., p.156.

652.

A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris, Pauvert 1962, p.47.