Métaphore, métamorphose et mythe

« La métamorphose n’est-elle pas l’archétype commun auquel il convient de rattacher différents mythes » 660 , d’autant plus que si le mythe est un instrument de découverte et d’expression, il est pareil en cela à la métaphore, destinée à parcourir les profondeurs de la mémoire et de la vie affective. Pour vérifier, donc, ce rapport entre les trois entités, nous relevons, des œuvres aragoniennes, l’ensemble des légendes mythiques que l’auteur a choisies d’exposer et même de reformuler grâce à la métaphore. Ainsi, en métamorphosant à la fois ces récits fabuleux et leurs personnages, Aragon se les approprie pour les recréer et les mélanger par la suite avec d’autres mythes de son invention.

D’abord, le mythe d’Alcyone, à propos duquel nous reprendrons l’analyse proposée par Emmanuel Rubio 661 . Celui-ci a démontré qu’« Aragon, préoccupé par la mythologie tout au long de l’ouvrage, ne se fait pas faute d’imager à nouveau la légende », en ce sens qu’il en récupère certains éléments et en modifie d’autres, grâce à un recours constant à la figure de la métaphore. En effet, cette créature mythique renvoie toujours à « l’une des Pléiades, filles d’Atlas et de Pléionè, que la bienveillance de Zeus avait placées parmi les astres », et c’est ainsi qu’elle a permis au poète, en premier lieu, de célébrer la « blondeur », et particulièrement de « rénover […] le fameux poncif […] - blond ‘’comme les blés’’ » :

‘[…] j’étais saisi de cette idée que les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond : comme les blés […] J’ai mordu tout un an des cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.51)’

En rapport avec la chevelure féminine, le blond se modifie et se renouvelle par le biais d’un ensemble de métaphores déterminatives, associant les « cheveux » à une série d’éléments hétéroclites et insolites, parce que « la ‘’faneuse de lumière’’ associe justement les blés à la clarté des ‘’cheveux purs’’ » 662  :

‘Douce femme du vent, faneuse de lumières, toi dont les cheveux purs par un chemin rayé de comètes parvienne en fraude à mes yeux […].’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.157)’

La figure mythique est étroitement associée à la nature, d’où, elle est identifiée respectivement, par métaphores in absentia (le thème est mentionné plus loin), à une « douce femme du vent », à une « faneuse de lumières ». Cependant, par l’emploi de l’adjectif qualificatif « faneuse », par l’établissement d’une atmosphère excessivement lumineuse (« chemin rayé de comètes ») et par l’impossibilité de ne pas voir cette femme (« en fraude »), le poète atteste la supériorité de celle-ci sur sa complice naturelle. En effet, « il n’est pas impossible qu’Aragon, particulièrement attaché au lien entre nature et mythologie, ait ainsi marqué l’heure des moissons intellectuelles, et signifié, après l’introduction proprement théorique sur le sentiment de la nature, la conclusion amoureuse de la quête entreprise » 663 .

En outre, par l’hymne à la blondeur, Aragon accorde, à cette mise en scène du mythe, un aspect érotique, vu qu’il relate une vision charnelle, dont il souhaite l’accomplissement, durant laquelle le personnage mythologique accède à la jouissance au moyen d’une lumière astrale, de là l’emploi de termes appartenant au champ lexical de la sensualité (sein, pénètre, nudité, pâme) :

‘Que le dard figuré des pesanteurs, blonde arborescence des abîmes du ciel, vienne encore une fois frapper ton sein, qu’il te pénètre, nudité d’amiante, encore une fois qu’il te pâme.’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.157)’

Cette luminosité extraordinaire est considérée comme identique, par deux métaphores in absentia, au « dard figuré des pesanteurs » et à une « blonde arborescence des abîmes du ciel », particulièrement en raison de la brillance qui constitue le point commun entre « dard », « blonde » et « ciel ». Toutefois, le rapport métaphorique est à discerner également dans chacune des figures, puisque nous signalons une association insolite, et à première vue inexplicable, d’une part, entre le substantif « dard » et son adjectif « figuré », parce que le premier est concret, alors que le second est abstrait, et d’autre part, entre ce même groupe et le complément « des pesanteurs ». C’est aussi le cas de la deuxième figure, dans laquelle rien ne justifie le lien entre l’adjectif « blonde » et le substantif « arborescence », tandis que « abîmes » et « ciel » sont reliés malgré leur signification contraire, désignant simultanément l’extrême haut et l’extrême bas. Il est ainsi au niveau des deux groupes constituant la figure, en ce sens que, « blonde » est en opposition avec « abîmes » qui réfèrent à l’obscurité, quant à « arborescence », elle est en contradiction avec « ciel ». Dans cette optique, nous dirons que la métaphore permet toutes les transmutations et les associations, même s’il n’est pas toujours facile de donner une explication admissible. Dans ce même exemple, Alcyone est encore représentée métaphoriquement, dans la mesure où elle est « nudité d’amiante », afin de souligner sa pureté et sa blancheur éblouissante.

L’évocation d’Alcyone a servi à préparer l’apparition finale de « la femme macrocosmique des Buttes-Chaumont, qui permet au Moi de reconnaître dans le monde son seul reflet » 664 , celle autour de laquelle tout tourne, tel un soleil. Cette mise en valeur de ce personnage mythique a contribué aussi à spécifier « la nature même de cette rencontre amoureuse », considérée comme « mystique », puisqu’elle est également « une rencontre avec l’Ame du monde », réalisée à la suite de « l’assomption finale de l’acéphale », pour établir de la sorte « une alliance paradoxale entre mort et rencontre amoureuse et ouvre le texte sur l’impossible d’un poète mort d’amour » 665 , conformément à toute mythologie :

‘L’homme fontaine, entraîné par la capillarité céleste, s’élevait au milieu des mondes à la suite de son sang. Tout le corps inutile était envahi par la transparence. Peu à peu le corps se fit lumière. Le sang rayon. Les membres dans un geste incompréhensible se figèrent. Et l’homme ne fut plus qu’un signe entre les constellations.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.230)’

A l’image de l’étoile élue, Alcyone, « l’homme » se métamorphose pour se faire à son tour « lumière ». Il est, d’abord, « fontaine », celle de Narcisse, qui par sa limpidité devient miroir, d’autant plus que ce personnage mythique « symbolise le poète qui, derrière les apparences imparfaites, veut découvrir les archétypes et les essences ». Quant à « l’eau [elle] représente l’œuvre d’art ‘’cristal - paradis partiel où l’Idée refleurit en sa beauté supérieure’’ ». Ainsi, « le poète doit s’oublier lui-même et regarder amoureusement la Nature : qu’il meure à lui-même pour renaître dans cette fleur qu’est l’œuvre poétique » 666 . D’où, la transmutation progressive du corps, non pas vers la disparition et l’anéantissement, mais pour accéder à l’immortalité, se manifestant sous la forme d’une élévation miraculeuse et étincelante. D’ailleurs, le choix des termes s’inscrit dans cette perspective, puisque le changement va en se précisant, de la « transparence », nous passons à « lumière », pour aboutir à « rayon », et finalement accéder à « signe entre les constellations ». Le parallélisme, que nous pouvons établir entre les deux métaphores, la première et la dernière, souligne davantage cette idée, dans la mesure où « l’homme fontaine », en rapport avec le bas et la terre, se métamorphose en « signe » dont la destination finale est le ciel.

De son côté, Philippe Forest propose une explication psychanalytique de cette association contradictoire, par référence aux « figures de Salomé et Saint Jean Baptiste », qui rattachent « la décapitation finale » à « l’inévitable castration symbolique qui les accompagne » 667 , en ce sens que « l’apothéose de l’acéphale se développe comme la conclusion d’un chant amoureux où l’homme, sur un mode assez masochiste, offre à une femme dominatrice et divinisée le tribut de son corps afin qu’elle en fasse l’objet délicieux d’un vrai massacre» 668 . En d’autres termes, la créature féminine des Buttes-Chaumont est une Salomé incarnant « l’archétype de la femme fatale à la fois adorée et exécrée, fascinante et terrifiante, déesse de beauté et de luxure face à laquelle Jean n’est plus qu’un faire-valoir ». Elle est aussi « la femme « phallique » et « castratrice », pour devenir par la suite la figure centrale du « mythe du combat éternel entre la femme et l’homme, la chair et l’esprit, l’irrationnel et l’intellect, la beauté et la pensée ; l’amour et la mort y échangent leurs attributs » 669 .

Toutefois, si E. Rubio a reconnu qu’Aragon est resté fidèle à la légende, il démontre qu’il l’a aussitôt renouvelée, en rapportant un autre mythe. En effet, « […] ce n’est pas le mythe d’Alcyone que prétend nous livrer le poète, mais bien, selon une formule plus mystérieuse, ‘’le mythe de Moedler’’» 670 , par référence à l’astronome « Johann Heinrich Mœdler », qui « étudiant les mouvements des Pléiades, il en avait en effet déduit qu’Alcyone était au centre de l’univers connu » 671 . Et bien qu’Aragon soit conscient de l’inexactitude de cette théorie, il l’a employée en raison de sa portée symbolique, dans la mesure où Alcyone représente la femme cosmique, et, par conséquent, celle qui désigne le noyau, ainsi que l’âme du monde, et qui est à l’origine de l’existence « si vraiment prête à tout, qu’elle vaille enfin la peine de bouleverser l’univers » 672 . Nous citons :

« […] encore une fois Alcyone, charmante Alcyone aux cils de soie, laisse-moi rénover le mythe de Moedler ».

(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.157)

Néanmoins, cette créature féminine est représentée d’une manière particulière, puisqu’elle regroupe à la fois des caractéristiques célestes et d’autres humaines. Ainsi, le « je » lui attribue des « cils de soie », en vue de sa beauté extrême, et nécessairement elle doit avoir des yeux entourés de cils aussi doux et brillants que la soie. Aragon a utilisé, dans ce cas, une métaphore déterminative, devenue plus ou moins lexicalisée, mais qu’il a su renouveler en choisissant de la rattacher à un thème avec lequel elle n’a aucun rapport, d’autant plus qu’il est question d’un être mythique ou plutôt d’une étoile.

Somme toute, le mythe de Moedler participe simultanément à la mise en place d’« un portrait imagé de cette femme recherchée par les amis surréalistes », mais aussi à « la métamorphose de [celle] des Buttes-Chaument, dont la silhouette grandit jusqu’à comprendre le parc lui-même, la terre […], l’univers dans son entier […] » 673 . Par une sorte de renversement final de la rencontre amoureuse où Aragon prend la place de l’adoratrice, Alcyone annonce une véritable révélation sacrée.

D’un autre point de vue, et dans le but de préserver le caractère sacré et céleste attribué à la femme, et, par conséquent, à la passion amoureuse, Aragon introduit d’autres « figures mythologiques qui viennent dédoubler […] la silhouette d’Alcyone, et évoquer des amours plus divines » 674 . Parmi lesquelles E. Rubio mentionne « les amours de Danaé avec Jupiter », qui symbolisent, d’un côté, la chasteté d’une vierge concevant par la seule intervention divine, et d’un autre côté, la tromperie d’un dieu, aux multiples aventures, et qui induit en erreur des mortelles et des immortelles par ses métamorphoses :

Qu’il est blond le bruit de la pluie […].

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.51)

En effet, dans cet exemple, Aragon recourt à une métaphore adjectivale, en associant d’une manière surprenante la qualité « blond » à une entité qui, habituellement, ne peut avoir de couleur, « la pluie », dans le seul but d’inventer une mythologie moderne, qui préserve et dépasse à la fois l’autre classique.

Il est également question de la figure de Thérèse d’Avile : Cette carmélite acquiert le statut d’une sainte, en contribuant activement à la réforme de l’ordre et en fondant de nombreux couvents en Espagne, telle que cette femme cosmique, vénérée par le « je » et ses amis, en raison de son caractère saint. En outre, cette image est extraite de l’un des écrits de la sainte, dans lequel elle rapporte la vision d’un être angélique qui plonge un javelot ou une longue flèche, en or, dans l’extrémité enflammée de son cœur. Ceci symbolise, dès lors, l’amour Dei, qui rappelle l’Eros païen, dans la mesure où elle fait figure d’alliance-modèle entre la jouissance physique et l’extase spirituelle, entre religion et sensualité, entre érotisme et dévotion. Nous citons dans cette perspective cet exemple :

‘Les lignes de force alors tombent en pleines Pléiades, et sous cette pluie Alcyone sourit. La clarté de ses dents illumine un instant la terre.’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont, Le paysan de Paris, p.157)’

D’abord, les gouttes de la « blonde pluie » sont identifiées à « des lignes de force », coulant d’entre les étoiles. Toutefois, ce phénomène naturel se trouve interrompu par le sourire de la créature légendaire, présentée ici telle une déesse qui règle le temps selon ses volontés, et ordonne à ce que le beau temps succède au temps pluvieux, parce qu’elle est placée sous le signe de la luminosité, d’où, la métaphore déterminative, « la clarté de ses dents ».

Cependant, nous confirmons qu’Aragon insiste davantage à rapporter des visages de femmes dangereuses et fascinantes, par opposition à celles que nous venons de mentionner. L’être féminin est alors sujet à des métamorphoses multiples qui s’inscrivent sous le signe de l’ambiguïté et du risque. En premier lieu, il s’agit de la femme-sirène, mise en scène lors d’une rêverie devant la vitrine du magasin des cannes :

‘Je ne revenais pas de cet enchantement quand je m’aperçus qu’une forme nageuse se glissait entre les divers étages de la devanture. Elle était un peu au-dessous de la taille normale d’une femme, mais ne donnait en rien l’impression d’une naine […] J’aurais cru avoir affaire à une sirène au sens le plus conventionnel de ce mot, car il me semblait bien que ce charmant spectre nu jusqu’à la ceinture qu’elle portait fort basse se terminait par une robe d’acier ou d’écaille, ou peut-être de pétales de roses […].’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.31)’

Cette vision fantastique est survenue suite à une attente non comblée d’une dame, qui a manqué sa promesse. Pour compenser cette frustration, le personnage réinvente cette créature doublement transparente et lumineuse, puisqu’elle est, d’une part, éclairée par une lumière fantastique, et d’autre part, elle est parée d’une robe faite d’une matière étincelante non déterminée. Par ailleurs, pour définir la nature de cet être, le « je » procède par étapes, et reconstitue progressivement l’image féminine : Par une métaphore in absentia, elle est, au préalable, « une forme nageuse », ensuite, elle est ni « femme », ni « naine », puis, elle est « sirène », et finalement, par le biais d’une autre métaphore in absentia, elle est « charmant spectre ».

D’un autre côté, « l’incertitude quant à l’identité de la femme-poisson, aussi bien qu’à la nature de sa tenue vestimentaire, se trouve aussitôt doublée par l’ambiguïté verbale, car elle s’exprime avec des murmures semblables à ceux des coquillages » 675 . Dans cette perspective, en évoquant un autre attribut de la figure mythique, à savoir la voix idéale et captivante, le « je » rapproche davantage les deux représentations du féminin :

[…] c’était cette voix de coquillages qui n’a pas cessé de faire l’étonnement des poètes et des étoiles de cinéma. Toute la mer dans le passage de l’Opéra.

(« Le passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.31)

Autrement dit, par l’intermédiaire de l’image mythique de la sirène, incarnant la femme idéale chantant le plaisir éternel, Aragon formule, à la fois, « le mystère rattaché à la sensualité dont l’objet est sans cesse insaisissable, et la jouissance interdite au héros par une barrière psychologique, que suggère la vitrine de la boutique, empêchant l’accès » 676 .

Il est de même pour la chevelure, un autre attribut de la sirène, auquel Aragon accorde autant d’importance, dans la mesure où elle est associée naturellement à l’ondulation de l’eau, d’autant plus qu’elle est, selon les termes de J. Clébert, « des quatre éléments […] sans doute celui dans lequel la thématique surréaliste s’est le plus volontiers immergée. L’eau vive, celle de la source, a alimenté l’écriture automatique. L’eau abyssale, celle de la mer, a évidemment symbolisé l’inconscient, espace privilégié de la quête surréaliste […] L’eau enclose, celle des aquariums, a nourri l’imaginaire des passages citadins ; elle est aussi le milieu dans lequel évolue la femme surréaliste, naïade ou sirène » 677 .

En outre, en mettant l’accent sur la chevelure féminine, nous supposons qu’Aragon renvoie implicitement au mythe de Méduse. Un autre être chimérique, qui malgré sa beauté extrême, constitue une menace pour l’homme qui s’en approche, puisque la principale partie de son corps est une chevelure de reptiles carnassiers. Cependant, le véritable danger de ce monstre féminin est son pouvoir paralysant, en ce sens que, par son regard éblouissant, elle immobilise celui qui se risque à le croiser, tel que le « je » qui reste figé devant la boutique du vendeur des cannes. De plus, ce regard pétrifiant peut être considéré comme une métaphore du coup de foudre amoureux. Méduse est donc une figure symbolique de la féminité menaçante et tentatrice à la fois :

[…] j’ai vu se dérouler les cheveux dans leurs grottes. Serpents, serpents, vous me fascinez toujours…je contemplais ainsi un jour les anneaux lents et purs d’un python de blondeur.

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, pp.50-51)

Lors d’un hymne à la blondeur, le « je » effectue cette métamorphose de la femme en Méduse, en insistant sur l’étrange splendeur de sa chevelure. Nous relevons premièrement un rapport métaphorique, d’une part, entre le substantif, « cheveux », et le verbe, « se dérouler », dans la mesure où ce dernier doit nécessairement être accordé à une entité animée, alors que la chevelure est inanimée. D’autre part, le lien figuré est placé entre ce même substantif et le complément circonstanciel de lieu « dans leurs grottes », qui lui est habituellement inapproprié. Dans la phrase suivante, par une métaphore in praesentia, les « cheveux » sont aussitôt substitués par des « serpents », puis, par une autre figure métaphorique, ils sont devenus des « anneaux longs et purs ». Au final, ce ne sont plus les cheveux qui sont identifiés à des serpents, mais c’est la personne féminine décrite, qui par une figure in absentia, est transformée à son tour en un reptile énorme et gigantesque qui broie sa proie entre ses anneaux avant de l’avaler. Nous assistons ici à un élargissement de la vision, à une gradation aussi bien au niveau de la mutation métamorphique de la femme que du danger qu’elle représente.

D’un autre point de vue, c’est l’homme qui change pour devenir lui-même la Méduse légendaire. Il est un être hybride et équivoque, placé entre le masculin et le féminin (« tes mamelles »), car il symbolise en même temps le chasseur et la proie, la Gorgone et Persée. Tel que l’exprime Aragon dans cet extrait :

Monstre chimérique homme aux cheveux longs quand tu auras fini de faire la moue avec tes mamelles tu me préviendras sage précaution.

(« Au café du commerce », Ecritures Automatiques, p.148)

La métaphore par apposition met en place une équivalence entre l’homme et le « monstre chimérique », mais à condition qu’il soit doté de « cheveux longs ». Dans cette optique, un échange de nature est établi entre les deux personnages du mythe, symbolisant l’ambiguïté par un mélange entre la beauté (cheveux longs) et l’horreur (monstre), mais encore qui illustre la théorie freudienne, celle qui énonce que Méduse devenue masculine est l’incarnation de la mère castratrice, source d’effroi et de terreur, d’où, la féminisation de l’homme qui prend la place de la chimère, dans une sorte de fusion à l’extrême.

Il existe également une autre créature femelle hybride (corps de lion, buste et tête de femme, ailes d’oiseau), aussi dangereuse et effrayante que la précédente : la sphinge, gardienne de la sagesse énigmatique, souvent confondue avec la forme masculine du mythe, le Sphinx égyptien (corps de lion et tête de pharaon), figure du pouvoir royal et du dieu solaire. D’abord, considérée comme un monstre féroce et vorace, doublé par une séductrice, dont le chant mystérieux fascine ses victimes qu’elle dévore aussitôt, la femme-Sphinge se transforme pour devenir la poseuse d’énigmes, dotée d’une voix et d’un savoir, et poussée finalement au suicide par Œdipe qui parvient à trouver la solution de son rébus. Par conséquent, elle est prise pour le double ou l’autre de l’homme, en ce sens que « la réponse œdipienne » dévoile « la reconnaissance de cette identité fondamentale entre l’homme et le monstre. Quatre pieds, trois pieds, deux pieds : telle est bien en effet, dans la diachronie, la description d’un être hybride et protéiforme. Les trois temps de la question font ainsi écho à la forme ternaire de la Sphinge soulignant l’hésitation de l’homme entre le sous-humain, l’animalité à quatre pattes et le surhumain, le devin appuyé sur son bâton » 678 .

Par ailleurs, le surréalisme, par la mise en place d’une « mythologie moderne », offre une nouvelle version de la légende, car le sphinx (le terme de Sphinge est rejeté par les surréalistes) représente « l’Eternel féminin » par la « fixation du devenir dans l’éternité de l’instant », par l’« incarnation de l’être unique dans la diversité » et par la « cristallisation de la communication instinctive et absolue » 679 . Comme dans ces vers :

En pleine démolition

Ce quartier de Paris personne ne pourrait le reconnaître

Des sphinx blancs ont surgi de la mousse vers le ciel.

(« Sans famille », La Grande Gaité, p.267)

En rapport avec la femme et l’amour, il est possible aussi de revoir le mythe de Pâris qui symbolise particulièrement l’unité du désir. En d’autres termes, la promenade dans le parc des Buttes-Chaumont avait pour finalité de retrouver « la Femme », d’autant plus que le « je » était déterminé à retrouver le seul et unique objet de son désir, dans le but de se débarrasser de la sorte de son dilemme : choisir sans hésiter. Pâris peut être Aragon lui-même, celui qui a retrouvé finalement Elsa, à qui il dédie ce recueil de 1931, Persécuté Persécuteur :

‘J’ai vu le plan de cette ville ’ ‘Et c’est ton ombre à toi mon amour’ ‘Exactement ton ombre quand le soleil’ ‘Place sur ta nuque ce nœud de rubans de feu.’ ‘(« Je ne sais pas jouer au golf », p.190)’

Aragon reconnaît dans Elsa la femme unique tant recherchée, l’aimée éternelle à laquelle il associe la ville, au point que « le plan » de celle-ci est définie, par une métaphore avec « être », précédée par le présentatif « c’est » qui marque un rapprochement absolu entre deux éléments, à « l’ombre » de son « amour ». Et nous relevons une répétition du mot « ombre » et de l’adverbe « exactement » pour plus de certitude. Par ailleurs, la métaphore déterminative, « ce nœud de rubans de feu » s’inscrit dans la même perspective, étant donné qu’elle confirme que la femme adorée est placée au dessus de la ville de Paris, et qu’elle est placée entre celle-ci et le soleil qui enjolive davantage Elsa, lui permettant de faire son apparition, lumineuse et rayonnante.

Dans une autre optique, Aragon a eu recours à un autre mythe, celui d’Orphée dans le but de représenter le sujet lyrique « pris dans un mouvement perpétuel de dépersonnalisation et de désincarnation, privé de sa pensée, de sa biographie, de son corps même » 680 , à tel point qu’il n’est à la fin « qu’un signe entre les constellations », au moyen d’une métaphore avec « être », et par référence à la lyre du poète légendaire, transformé « lui-même [en] instrument, voix, ‘’bouche’’ où résonne l’univers ». De plus, par son ascension, le personnage se trouve séparé de son amour, comme Orphée de son Eurydice. Toutefois, dans un mouvement inverse, au lieu d’une descente aux enfers, nous assistons ici à une élévation vers les cieux :

Et l’homme ne fut plus qu’un signe entre les constellations.

(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.230)

Orphée est également la figure représentative du poète, puisque, dans cet exemple, Aragon choisit de mettre en valeur Apollinaire devenu, après sa mort, un personnage quasi mythique chez les surréalistes qui le considèrent comme l’un des plus importants précurseurs du mouvement. Nous constatons, dans le dernier vers, une énumération mettant sur un même niveau l’écrivain libertin et révolutionnaire (Sade), le personnage mythique, image du chanteur, du poète et du musicien (Orphée) et le poète fantaisiste, précurseur du surréalisme (Apollinaire), par le biais d’une sorte de métaphore appositive qui unit les trois figures en un seul les regroupant :

Sur la tombe Mille regrets

Où dort dans un tuf Mercenaire

Mon sade Orphée Apollinaire.

(« Un air embaumé », Le Mouvement perpétuel, p.67)

En outre, Aragon recourt dans ces vers à une métaphore adjectivale particulière, « un tuf mercenaire » rapprochant un élément appartenant au règne minéral (roche de faible porosité et de faible densité, souvent pulvérulente) et un défaut propre à l’humain (inspiré pour la seule considération du gain) 681 , afin de mettre en évidence la contradiction entre la valeur réelle de ces artistes et la destinée finale que leur réserve la société qui les néglige et les condamne.

A côté des légendes mythologiques, Le Paysan de Paris réutilise des mythes littéraires, parmi les plus célèbres, celui de « Nana ». Personnage, d’abord, inventé par Zola, dans le but de désacraliser le mythe romantique de la prostituée, puisqu’il s’agit d’une fille de joie, non amoureuse et sans passion, qui ne recherche que l’amour vulgaire, le seul plaisir individuel et la jouissance matérielle qui peut en découler. Dans cette perspective, elle incarne pour l’essentiel le mythe moderne de la femme fatale ou plutôt de la femme virile, celle qu’on peut baptiser la « mangeuse d’hommes » ou la « mante religieuse », les conduisant nécessairement vers la mort physique, morale ou matérielle. L’image de Nana se situe entre deux extrêmes : la déesse et le démon femelle, qui provoque l’admiration et l’horreur à la fois. En outre, Nana est surtout une allégorie de son temps, de l’Empire dans le roman de Zola 682 , et pour les surréalistes, elle « constitue en réalité l’allégorie, la personnification d’un concept, celui-là même de mode […] l’allégorie même d’un masque, et masque-t-elle donc doublement l’éclat terrible du ‘’devenir’’ […] Elle est donc elle-même, une des manifestations du passage, elle véhicule une fixation momentanée de l’identité labile du sujet lyrique aragonien, cependant qu’elle le transcende immédiatement par l’universalité même du concept dont elle est le masque sans fin renouvelé » 683 . Voici la représentation de Nanan que propose Aragon :

‘[…] la mer des bras d’hommes se tendit vers Nana.’ ‘- Nana ! m’écriai-je, mais comme te voilà au goût du jour !’ ‘- je suis, dit-elle le goût même du jour, et par moi tout respire. Connais-tu les refrains à la mode ? ils sont si pleins de moi qu’on ne peut les chanter : on les murmure. Tout ce qui vit de reflets, tout ce qui scintille, tout ce qui périt, à mes pas s’attache. Je suis Nana l’idée du temps. As-tu jamais, mon cher, aimé une avalanche ? Regarde seulement ma peau. Immortelle pourtant, j’ai l’air d’un déjeuner de soleil. Un feu de paille qu’on veut toucher. Mais, sur ce bûcher perpétuel, c’est l’incendiaire qui flambe. Le soleil est mon petit chien. Il me suit comme tu peux voir.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.54)’

La première métaphore déterminative, « la mer des bras d’hommes », signifie avec hyperbole, le pouvoir d’attraction qu’exerce Nana sur le groupe immense de mâles l’entourant, alors qu’elle leur est inaccessible, d’où, l’emploi du verbe « se tendre » dont le sujet « bras » ne parvient pas à toucher, ni à atteindre la créature féminine. Celle-ci se charge de se définir, rectifiant les propos du « je ». Dès lors, nous passons d’une coïncidence « au goût du jour » vers une identification totale, grâce à une métaphore avec être, en ce sens qu’elle est plus exactement « le goût même du jour », d’autant plus que l’adverbe « même » appuie et confirme cette équivalence. Dans cette optique, elle se transforme pour devenir l’origine de tout, comme le détermine la métaphore avec être, « ils sont si pleins de moi », qui institue un rapport inédit entre, d’un côté, le sujet « les refrains de la mode » et le groupe verbal « pleins de moi », et de l’autre côté, entre l’adjectif « pleins » et son complément « de moi ». « Je suis Nana l’idée du temps » est une autre figure métaphorique par apposition, qui insiste davantage sur le lien étroit entre ce symbole de la femme éternelle et la mode propre à l’époque du Paysan de Paris. Dans la suite de ce paragraphe, nous retenons également une autre métaphore, par laquelle Nana poursuit sa propre description, et nous remarquons qu’elle a procédé par retardement du thème « ma peau » qu’elle a assimilée à « une avalanche » de neige, en ce sens que les deux éléments représentent des points communs, à savoir l’extrême blancheur, ainsi que le danger extrême qu’ils font courir aux humains. Par ailleurs, en associant d’une manière inattendue « déjeuner » et « soleil » dans une métaphore par détermination, Nana signale la fugacité de toute représentation d’une mode bien précise, toujours renouvelable, à chaque lever d’un soleil nouveau. Cependant, si elle est aussi « immortelle », cette femme se place sous le signe de la contradiction, en associant des éléments antithétiques, pour qu’elle soit toujours la même, mais renouvelable éternellement. En outre, les deux figures suivantes, désignant Nana, s’inscrivent dans la même perspective, vu qu’« un feu de paille », en se consumant rapidement est en opposition avec « ce bûcher perpétuel » qui dure dans le temps. Ainsi, une gradation ascendante est mise en place quant aux figures employées, dont le rôle est de confirmer le danger immense que courent les hommes consumés par une passion menaçante, devenus, à leur tour, un « incendiaire qui flambe », et par suite source et victime de leur malheur. D’un autre côté, grâce à toute la lumière et le feu qui caractérisent Nana, elle se métamorphose en déesse du soleil, un Apollon féminin, face auquel « le soleil », par une métaphore avec « être » est son « petit chien », aussi fidèle et soumis qu’il la « suit ». Au final, c’est Nana qui commande les hommes et leur univers, car elle est le point central autour duquel tout gravite et évolue.

Du côté des personnages féminins, Aragon transforme également des figures masculines et les rapproche des héros légendaires. Nous signalons, en premier lieu, la présence de « Don Juan », symbole de l’homme d’action, celui qui surpasse les contradictions de ses désirs, en faisant un choix unique et réfléchi, et, qui, pour parvenir à atteindre son objectif, est prêt à prendre tous les risques, pour aussitôt l’abandonner pour un autre. Mais, il est principalement l’homme de la parole, celui qui agit grâce à un procédé particulier de séduction, l’illusion dont il est, au même moment, la victime. Cependant, inscrit dans une œuvre surréaliste, il représente principalement ce goût pour le changement : changement par sa mobilité, par le masque qu’il porte souvent, en tant qu’homme du déguisement, et enfin, par son inconstance même, en ce sens qu’il est incapable de se contenter d’un seul objet, répond perpétuellement à l’appel de l’autre et éprouve une haine du mariage, rejeté, d’ailleurs par les surréalistes. Donc, paradoxalement, ce qui ne change pas en Don Juan, c’est son goût du changement, et c’est pour cette raison qu’il réapparaît dans « Le Passage de l’Opéra », sous un autre jour et avec un visage différent :

‘Le Commandeur tel que je l’imagine, c’est chez un cireur qu’il vient s’asseoir à côté de Don Juan. Celui-ci se perdait déjà dans les chimères. Il fumait. Aujourd’hui Don Juan fume. Il se préparait à une nouvelle aventure. Il lui fallait des souliers propres […] Souliers pour l’adultère et la plage. Une sorte de verrou de sûreté des pas, garanti silencieux.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.88)’

En tant que première modification, les personnages du mythe (la Commandeur et Don Juan), quoique produits par l’imagination (« Tel que je l’imagine »), sont représentés dans un cadre ordinaire et banal (« chez un cireur »). Une deuxième modification est signalée suite à l’emploi de l’adverbe du temps, « aujourd’hui », transformant l’éternel charmeur en un personnage contemporain. Toutefois, en opposition avec cette réalité prosaïque, le narrateur conserve une part du mystère initial, car il a remplacé l’espace réel par un autre plus abstrait et plus mystérieux, « dans les chimères », relié métaphoriquement au verbe pronominal « se perdre ». Il reste à relever une troisième et dernière modification au terme de cet extrait, dans la mesure où, si Don Juan garde sa vocation pour un objet de désir multiple, signalé par l’expression « une nouvelle aventure », il s’est procuré un moyen de séduction différent. Ce n’est plus ni l’illusion, ni la parole, mais un objet matériel, des « souliers » défini, par le biais de deux métaphores appositives, ainsi qu’« une sorte de verrou de sûreté des pas, garanti silencieux », pour lui assurer le courage et la réussite dans l’accomplissement de ses conquêtes, d’où, le recours au termes « verrou » et « sûreté », mais encore pour être dans la discrétion et préserver sa part du mystère, de là, l’identification des « souliers » à « un garanti silencieux », par une métaphore adjectivale.

Par ailleurs, « Aladin » intervient dans le texte d’Aragon, en tant que mythe de la lumière, par référence au merveilleux lumineux et extraordinaire imprégnant l’univers de l’auteur, qui semble illuminé par la lampe magique. Nous citons :

‘Je reviens sur mes pas ; la lumière à nouveau se décompose à travers le prisme d’imagination, je me résigne à cet univers irisé […] tu es l’Aladin du Monde occidental. Jamais tu ne sortiras de cette grande tache de couleur que tu traînes au fond de tes rétines […] Tu ne quitteras pas ton navire d’illusions, ta villa de pavots au joli toit de plumes. Tes geôliers d’yeux passent et repassent en agitant des trousseaux de reflets.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.63)’

En ayant recours à une métaphore déterminative, « le prisme de l’imagination », le « je » rappelle d’abord, par un effet d’intertextualité, le drame Aladin ou la lampe merveilleuse (1804) d’Adam Œhlenschlæger, dans lequel le personnage trouvera la lampe merveilleuse et disposera de tous les trésors du monde. Il possède également l’anneau magique qui symbolise l’imagination, capable ici de donner lieu à des transformations multiples et infinies, et de créer un « univers irisé », toujours renouvelable sous une « lumière » qui « à nouveau se décompose ». Par référence également à cet autre ouvrage littéraire, le « je » identifie métaphoriquement son double à « l’Aladin du monde occidental », dont le précieux talisman représente les yeux de celui-là, lui permettant de saisir les éléments, non pas dans leur proportion exacte ni dans leur netteté ordinaire, mais traversés par l’éclat et l’étrangeté du monde fantastique et merveilleux mis en place. D’où, la substitution à caractère métaphorique du macula (tache ovale jaune grisâtre située habituellement sur la rétine) en une « grande tache de couleur », qui renvoie au « prisme de l’imagination », et sert à son tour à modifier les réalités. Dès lors, les yeux deviennent, par le biais d’une métaphore déterminative, les « geôliers » de leur possesseur, non pas dans un sens négatif d’enfermement cruel, mais parce qu’ils « passent et repassent en agitant des trousseaux de reflets »,  lui permettant de reconstruire le monde réel, qu’il identifie par deux métaphores in absentia, d’une part, à « ton navire d’illusions », et d’autre part, à « ta villa de pavots au joli toit de plumes ». La métaphore déterminative, « trousseaux de reflets », ainsi que les termes « illusions » et « pavots », évoquent une fois de plus le pouvoir magique et illusoire de l’imagination, capable d’ouvrir, telles que des clés magiques, autant de portes vers l’inconnu et l’irréel, par opposition aux facultés logiques de la raison. En renouvelant le mythe d’Aladin, Aragon illustre donc le rôle primordial du regard chez les surréalistes, leur servant à réinventer le monde des réalités.

En somme, le mythe occupe une place importante dans le surréalisme, considéré lui-même comme une « mythologie moderne », définie et mise en place par Aragon, dans la mesure où « il [le mouvement surréaliste] est symbolique, où il signifie l’aveu d’impuissance de la raison à faire saisir par la logique des mystères cosmogoniques, il procède par raisonnement analogique, rejoignant ainsi la pensée primitive et la quête surréaliste d’un décryptage universel et par sa forme et par son contenu », comme l’écrivent G. Durozoi et B. Lecherbonnier dans leur essai sur Le Surréalisme 684 . Nous illustrons cette idée par l’exemple suivant :

Une mythologie se noue et se dénoue. C’est une science de la vie qui n’appartient qu’à ceux qui n’en ont point l’expérience. C’est une science vivante qui s’engendre et se fait suicide.

(« Préface à une mythologie moderne », Le paysan de Paris, pp.15-16)

Dans sa définition, Aragon insiste pour l’essentiel sur le caractère changeant et renouvelable de cette mythologie originale, mise en place par les surréalistes, d’autant plus que l’emploi du verbe « nouer » sous deux formes différentes signale la permanence et la continuité de cet état de mutation, toujours à refaire. D’une part, pour mieux éclaircir la nature de la mythologie réinventée, l’auteur produit deux métaphores selon une même structure, introduites par le présentatif « c’est », et qui assimilent paradoxalement un produit légendaire et imaginaire à « la science », caractérisée habituellement par l’exactitude et la justesse. Il installe alors une sorte de parallélisme, par lequel nous passons de la forme nominale, « la vie », à la forme adjectivale, « vivante » d’un même mot, pour souligner davantage le renouvellement des légendes du surréalisme, animées et pleines de mouvements. D’autre part, et afin de préserver l’effet du parallèle, Aragon enrichit ses figures par deux relatives inscrites dans le même sens, puisque la première veut dire que cette forme particulière de connaissance demeure inédite et originale, chaque fois qu’elle est recueillie par un récepteur nouveau. Quant à la seconde relative, elle associe la vie, suggérée par le verbe « s’engendrer », et la mort, évoquée par le substantif « suicide », dans le but de signifier que la mythologie moderne est comme un phénix qui meurt infiniment, pour renaître aussitôt de ses cendres. Dans cette perspective, Aragon célèbre encore, dans « le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », la « mythologie moderne », valorisée tel un mécanisme qui avance et fonctionne inlassablement:

Je me mis à concevoir une mythologie en marche. Elle méritait proprement le nom de mythologie moderne. Je l’imaginai sous ce nom.

(Le paysan de Paris, p.143)

En d’autres termes, le surréalisme réutilise les légendes mythiques, les modifie pour les réinventer à nouveau en les associant à des mythes contemporains, par l’« utilisation d’un raisonnement analogique pour tenter une explication et un déchiffrage du mystère universel ». En effet, « le surréalisme des années vingt s’emploie à dépoussiérer, nettoyer la mythologie classique dont les mystères et le merveilleux continuent […] à proposer des énigmes, des scories dont les ont encroûtés au cours des siècles et jusqu’à une époque récente les mythographes religieux ou hérétiques, en privilégiant toutefois les mythes les plus sombres et les plus tragiques […] » 685 . Nous retenons à titre d’exemple cet extrait :

Je n’avais pas compris que le mythe est avant tout une réalité, et une nécessité de l’esprit, qu’il est le chemin de la conscience, son tapis roulant.

(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.140)

Aragon cherche à mettre en place une définition inédite et particulière du « mythe », en choisissant de la formuler par un ensemble de métaphores avec « être ». En premier lieu, nous constatons que les déterminations qu’il propose fonctionnent par contradiction, car elles établissent une équivalence complète entre la légende, d’un côté, et « une réalité », « une nécessité de l’esprit » et « le chemin de la conscience », de l’autre côté. En conséquence, l’auteur remplace le réel, au sens de manifestation de la vérité et source de la connaissance, par une autre valeur, une autre réalité équivalente à l’initiale, mais qui donne la priorité à l’imagination et aux rêves, d’autant plus que ceux-ci rapprochent des éléments disparates et hétérogènes, tel que le montre la dernière image associant le concret (chemin, tapis roulant) avec l’abstrait (la conscience).

En outre, Aragon, comme la plupart des surréalistes, réintroduit le mythe dans la vie, et notamment dans la ville, jusqu’à ce que des lieux ordinaires deviennent mythiques, en particulier le Paris des passages, en tant que première esquisse d’une mythologie moderne, qui repose sur l’insolite, l’éphémère et le paradoxe. Par conséquent, cette mythologie contribue à mener la révolution, en cherchant à établir une signification dans un horizon, non pas passé et connu, mais à venir et encore ignoré.

Notes
660.

P. BRUNEL, Le Mythe de la métamorphose, Paris, José Corti 2004, p.10.

661.

E. RUBIO, « Le mythe de Moedler », Une tornade d’énigmes- Le Paysan de Paris, Paris, éd. L’improviste 2003, pp.159-160.

662.

Idem.

663.

Ibidem., p.160.

664.

Une tornade d’énigmes- Le Paysan de Paris, Textes réunis et présentés par A.-E. HALPERN et A. TROUVE, Paris, L’Improviste 2003, p.10.

665.

Idem.

666.

Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de P. BRUNEL, Editions du Rocher 1988, pp.1071-1075.

667.

E. RUBIO, « Le mythe de Moedler », Une tornade d’énigmes- Le Paysan de Paris, éd. L’improviste 2003, p.166.

668.

Ph. FOREST, « L’apothéose de l’acéphale : Le Paysan de Paris à l’épreuve de l’impossible », Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n°4, 2002.*

669.

Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de P. BRUNEL, Editions du Rocher 1988, pp.1233-1243.

670.

E. RUBIO, Ibidem., pp.160-161.

671.

Ibidem., p.161.

672.

ARAGON, Le Paysan de Paris, « Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Paris, Gallimard 2002, p.166.

673.

E. RUBIO, « Le mythe de Moedler », Une tornade d’énigmes- Le Paysan de Paris, éd. L’improviste 2003, p.161.

674.

Ibidem., pp.162-163.

675.

H. CHEIKH, Le plaisir dans l’œuvre surréaliste d’Aragon, Thèse de Doctorat 1988, Paris 3, p.24.

676.

Ibidem., p.42.

677.

J.-P. CLEBERT, Dictionnaire du Surréalisme, Paris, Seuil 1996, pp.225-228.

678.

Dictionnaire des mythes féminins, sous la direction de P. BRUNEL, Editions du Rocher 2002, pp.1733-1748.

679.

Idem.

680.

C. NARJOUX, « La voix lyrique », Une tornade d’énigmes- Le Paysan de Paris, Textes réunis et présentés par A.-E. HALPERN et A. TROUVE, Paris, L’Improviste 2003, p.41.

681.

Dictionnaire de la Langue Française, Le Petit Robert.

682.

Dictionnaire des mythes féminins, sous la direction de P. BRUNEL, Editions du Rocher 2002, pp.1415-1420.

683.

Une tornade d’énigmes- Le Paysan de Paris, Textes réunis et présentés par A.-E. HALPERN et A. TROUVE, Paris, L’Improviste 2003, p.44.

684.

G. DUROZOI et B. LECHERBONNIER, Le Surréalisme, Larousse 1972, p.147.

685.

J.-P. CLEBERT, Dictionnaire du Surréalisme, Paris, Seuil 1996, pp.395-396.