La prostituée

La dichotomie des types de femmes, mise en place par les surréalistes, oppose les femmes qu’on respecte et qu’on admire, à celles avec lesquelles on fait l’amour, et qui sont, dans la plupart du temps, dépréciées et rejetées au plus bas de l’échelle humaine et sociale, placée dans la catégorie des « mauvaises femmes ». Cependant, pour que le « putanisme » soit un enchantement, Aragon choisit certains adjectifs pour décrire ces êtres. Nous citons :

‘Multiplicité charmante des aspects et des provocations. Pas une qui frôle l’air comme l’autre. Ce qu’elles laissent derrière elles, leur sillage de sensualité, ce n’est jamais le même regret, le même parfum.’

Les « professionnelles » sont glorifiées parce qu’elles évoquent un merveilleux bien moderne, mais aussi parce qu’elles touchent en nous le primitif de la sexualité et de la prostitution. Par conséquent, au moyen de cette exposition de ces nombreuses femmes, nous pouvons avancer qu’Aragon, comme Eluard, adopte une conception collective, une vision plus concrète que celle de Breton au sujet de l’amour.

Toutefois, l’auteur se positionne de manière variable vis à vis de ces femmes, et ses attitudes changent souvent. D’abord, il proclame une certaine distance ironique face aux « putains », comme dans cet extrait :

‘Vieilles putains, pièces montées, mécaniques momies, j’aime que vous figuriez dans le décor habituel, car vous êtes encore de vivantes lueurs au prix de ces mères de famille […].’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.46)’

Nous remarquons une série de métaphores in praesentia par apposition, dont le thème principal est « vieilles putains ». Ces dernières ne sont pas seulement dépréciées par l’emploi de l’adjectif péjoratif, mais aussi confondues, d’une part, aux « pièces montées », et d’autre part, aux « mécaniques momies », dans le but de révéler qu’elles ne sont plus humaines, transformées en des machines à plaisir, qui ne possèdent ni morale, ni sentiments. Grâce à la dernière métaphore in praesentia, fondée également par « être », nous assistons à un revirement du point de vue du poète, il passe à un registre appréciatif, à l’opposé du premier, pour afficher son admiration face à ces prostituées, devenues des « vivantes lueurs » et placées au dessus de « ces mères de famille ».

Par ailleurs, l’approche des prostituées n’est point uniquement sexuelle, étant donné qu’Aragon transmet une certaine volonté de découvrir l’intériorité de ces êtres, transformés aussitôt en un objet d’observation sérieuse. Nous proposons alors cette image :

Les premières venues, d’abord craintives ou bruyantes, se disciplinent au milieu. Tapisserie humaine et mobile, qui s’effiloche et se répare.

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.48)

Par le biais d’une métaphore in absentia dont le thème se devine par le contexte, le poète assimile cette « société » de femmes « particulières » à une « tapisserie humaine et mobile », d’autant plus que les deux adjectifs ne qualifient pas habituellement le substantif en question. Cependant, l’évolution du comportement de ces créatures, d’abord, « craintives » et « bruyantes », pour qu’elles « se disciplinent » ensuite, est à l’image de la préparation d’un ouvrage de tissage, d’où, un parallélisme est mis en place entre les deux processus. D’un autre côté, ces femmes peuvent devenir dangereuses, même si elles ne surviennent dans la vie des hommes que momentanément. Leur menace est mise en valeur par le biais du feu, qui peut se raviver de manière à engloutir leur victime, vu que nous passons des « feux de paille » aux «bûchers » :

[…] prenez garde à ces feux de paille qui pourraient devenir des bûchers, ces femmes éphémèrement aimées […].

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.112)

Alors qu’Aragon essaye de se défendre contre l’accusation qu’on lui reproche « d’exalter la prostitution […] et d’en favoriser les voies », il présente ces prostituées comme des déesses, et plus particulièrement, comme les prêtresses d’un culte singulier, celui de l’amour éphémère, célébré dans le mystère et l’inconnu, en insistant sur le danger pouvant provenir soudainement de ces femmes fugaces.

En outre, par ce plaidoyer, Aragon transmet aux bourgeois son admiration pour la prostitution, dans l’intention d’attaquer et de rabaisser leurs amours insignifiantes et monotones, ainsi que leur monogamie ennuyeuse. Néanmoins, l’attirance, qu’Aragon éprouve face à ces femmes passagères, témoigne fondamentalement qu’il aspire à la pluralité de l’objet aimé, conformément aux croyances surréalistes refusant le mythe du couple monogamique. De surcroît, ce qu’Aragon préfère dans l’amour au bordel est sa rapidité, sa facilité, n’exigeant pas le concours de sa volonté, en ce sens qu’il sollicite auprès d’une prostituée une dé-subjectivation à la fois de la femme et de lui-même, et mieux encore une sorte de désir « pur », délivré des contraintes sociales.

L’évocation de la prostituée peut également être justifiée dans le cas où il est probable qu’elle soit une réincarnation et une substitution de femmes déjà aimées, d’autant plus qu’elle demeure un être du passage qui devance la rencontre de la femme attendue. Nous citons à ce titre :

‘J’y poursuis [au bordel] le grand désir abstrait qui parfois se dégage des quelques figures que j’aie jamais aimées.’ ‘(« Préface à une Mythologie moderne », Le Paysan de Paris, p.130)’

Finalement, nous discernons un enchantement proprement surréaliste de fréquenter une femme, soumise à la volonté du mâle, condamnée à l’attendre, dans le but exprès de faire l’amour avec elle, avec tout le merveilleux que peut comporter une telle situation. Cette femme, déclassée moralement et socialement, incarne donc la tentation d’un érotisme libéré et exerce un très fort magnétisme.