La femme dominante

Alors qu’elles relatent une diversité de femmes, les images mises en lumière par le discours surréaliste, retracent la longue attente et la quête continuelle d’une femme unique au monde, et qui, de surcroît, le domine. Cette prépondérance épouse plusieurs formes que nous chercherons à relater par le biais des métaphores sélectionnées. Dans cette optique, nous citons cet exemple :

‘C’est alors que régnait la grande femme Oubli.’ ‘(« La faim de L’homme », Les Destinées de la Poésie, p.138)’

Par l’intermédiaire de cette métaphore in praesentia par juxtaposition, avec l’absence du déterminant, le poète pousse le rapport entre les deux éléments à l’extrême, ne permettant plus leur disjonction ou leur dissociation. Nous assistons, par conséquent, à la création d’un nouveau mot composé et par la suite d’un nouvel être, « la femme oubli », qui en accaparant tout l’univers, parvient à faire oublier tout ce qui n’est pas elle, de sorte que rien n’existe à l’exception d’elle-même.

Pour éclaircir cette faculté de prépondérance, Aragon emploie une série de métaphores in praesentia, par assimilation, fondée selon la structure « A est B », qui met en valeur une fusion et un rapprochement jusqu’à l’identification du thème et du phore, tel que dans cet extrait :

‘Femme […] Charmante substituée, tu es le résumé d’un monde merveilleux, du monde naturel, et c’est toi qui renais quand je ferme les yeux. Tu es le mur et sa trouée. Tu es l’horizon et la présence. L’échelle et les barreaux de fer. L’éclipse totale. La lumière. Le miracle.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.207)’

La première qui ouvre la série est, par contre, une métaphore par juxtaposition, «charmante substituée », qui sera expliquée par celles qui la suivent. Nous assistons ainsi au fonctionnement de la métaphore filée au sein de laquelle chaque métaphore reprend celle qui la précède pour mieux l’expliciter. La femme est d’abord « le résumé d’un monde merveilleux, du monde naturel », dans la mesure où, après une sorte de symbiose, la nature s’efface pour devenir la femme, d’autant plus que cette dernière se dépossède de son individualité pour devenir nature. Quant à l’homme, privé de sa personnalité, il s’égare dans le monde naturel pour accéder à la femme, en tant que seul chemin possible pour aller vers la nature. Par la suite, puisqu’elle représente le tout, le poète tente d’énumérer toute chose que la femme représente dans un mélange hétéroclite qui augmente l’étrangeté et le mystère la caractérisant, elle est ainsi « le mur et sa trouée. L’horizon et la présence. L’échelle et les barreaux de fer ». En effet, Aragon choisit des couples d’éléments qui ne peuvent exister l’un sans l’autre, dans le but de mettre en valeur l’omniprésence de la femme.

De plus, la suite de l’énumération, « L’éclipse totale. La lumière. Le miracle », suggère que la femmeest souvent le terme d’une procession mystique, mettant fin à l’ensemble des présages merveilleux qui l’annoncent, jusqu’à ce qu’elle prenne la place de l’absolu. Nous proposons alors cette citation :

‘La grande femme grandit. Maintenant le monde est son portrait.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.207)’

De la sorte, Aragon offre une vision cosmique de la femme, qui aboutit principalement à une féminisation de l’univers, en ce sens que, face à cette « grande femme », il délire et rêve de fusionner avec celle qui « grandit » pour englober l’univers entier. Il rappelle de cette manière le désir enfantin pour s’unir à une mère toute-puissante.

En outre, ce projet de glorification de la femme acquiert quelquefois chez Aragondes dimensions grandioses et inattendues, au point que la nature se prosterne devant la femme, se réduit face à la grandeur de sa rivale, n’ayant pour finalité que de la servir, comme dans cet extrait :

‘Montagnes, vous ne serez jamais que le lointain de cette femme […].’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.208)’

Loin de se limiter à la nature, la femme incarne aussi les autres éléments constituant l’univers, puisqu’elle annule le tout pour envahir sa place. Nous fournissons, dans cette perspective, l’exemple suivant :

Femme, tu prends la place de toute forme […] Je suis dépossédé de moi-même, et de tout ce qui n’est pas la possession de moi-même par toi. Toi l’emprise du ciel sur mon limon sans forme.

(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.209)

Même l’homme se trouve dépouillé de lui-même par la femme, vu qu’il ne s’appartient plus. Quant à la métaphore par juxtaposition, «Toi l’emprise du ciel sur mon limon sans forme », elle dit la supériorité de l’être féminin, assimilée au ciel, étant donné qu’elle est lointaine, surélevée et possédant entre ses mains le commandement de la terre. D’un autre côté, l’être féminin acquiert aussi du monde céleste, la beauté et la magnificence par opposition au « limon sans forme » du poète.

Partout dans le monde naturel, la femme symbolise la seule réalité désirée par le poète, et c’est pour cette raison qu’Aragon révèle l’union entre lui et la nature à travers l’être féminin, une fusion qui s’accomplit hors du temps et de l’espace, dans le cadre d’une rêverie fantastique, caractérisée par un ton lyrique. Pour conclure, nous dirons que la femme, compagne attentive, apaise l’angoisse de l’homme, même si elle ne contribue pas à lui éclaircir le monde. En outre, en satisfaisant son compagnon par sa présence, elle lui évite de s’interroger sur lui-même et lui permet de surpasser sa solitude, comme le confirme Xavière Gauthier :

‘Face au monde naturel, muet et menaçant, l’homme se sentirait seul et impuissant : dans son rôle mythique de femme-nature, la femme lui sert de pont et le relie à une totalité perdue. 699

Pour justifier cette idée, nous proposons cet extrait :

‘[…] quand le ressac de l’attention meurt aux pieds d’une femme, et son regard a pourtant son prix, et j’espère éperdument un bien hypothétique, il m’arrive d’imaginer que je ne suis pas seul sous ce rameau étoilé.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.227)’

Toutefois, image de l’apothéose et de l’absolu de la grandeur et de la vérité, la femme semble promettre pourtant la mort à l’homme, dans la mesure où elle ne lui laisse aucune place dans le monde que prés d’elle. Elle étouffe ainsi sa liberté et s’empare de son indépendance, sans qu’elle ne soit possédée que par le regard amoureux, qui va jusqu’à l’éblouissement, d’autant plus qu’elle incarne l’acte charnel du regard possesseur.

Par conséquent, ce désir de parvenir à l’infini féminin aboutit à une quête gratuite, puisque c’est le produit de la répétition. Dès lors, il sera nécessaire de faire entrer sur scène l’amour destiné à une femme unique, dans le but d’éviter le défilé lassant et mortifère de cette multitude d’êtres féminins inconnus.

Notes
699.

X. GAUTHIER, Le Surréalisme et la sexualité, Collection « Idées », Gallimard, Paris 1971, p.132.