La femme et la nature

La nature, chez les surréalistes, n’est jamais retracée telle qu’elle existe réellement, dans la mesure où elle se montre plutôt comme un lieu fabriqué, représentant le corps imaginaire de la femme convoitée que le héros façonne en fonction de ses désirs. En conséquence, l’apparition de l’être féminin est souvent reliée à un espace naturel qui relate non seulement la beauté exceptionnelle de la dame, mais aussi la pureté des sentiments éprouvés envers elle, conformément à la tradition courtoise. Chez Aragon, la nature représente ainsi un terrain de repli, à la fois spatial et temporel, qui favorise l’éclosion de l’admiration et de l’amour destinés à la femme. Elle évoque également un univers en même temps enfantin et féminin, propice à l’émerveillement surréaliste.

Dans cette optique, la femme-enfant, première perception surréaliste du féminin, fait son apparition dans un milieu naturel et féerique, qui contribue à la valoriser davantage, tel que dans ces vers :

‘J’aime une herbe blanche ou plutôt’ ‘Une hermine aux pieds de silence’ ‘C’est le soleil qui se balance’ ‘Et c’est Isabelle au manteau ’ ‘Couleur de lait et d’insolence.’ ‘(« Isabelle », Le Mouvement perpétuel, p.68)’

Aragon emploie une série de métaphores in absentia juxtaposées pour retracer le portrait de la femme aimée, et le thème n’est révélé qu’à la fin, par le biais du prénom personnel, « Isabelle ». Ce retardement de déclarer l’identité de l’élue vise à souligner et surtout à insister sur l’importance et l’intérêt immenses éprouvés face à l’être féminin. Nous commençons par la première figure, «une herbe blanche » où la blancheur évoque l’innocence inhérente à la femme décrite par cette métaphore, d’autant plus que ce trait de caractère (la candeur) conduit à mettre en relation étroite la femme et l’enfance. Nous évoquons alors le point de vue de Gérard Legrand, qui affirme qu’ « il y a donc une double compensation, comme une double condensation, dans l’appel à l’exaltation de la part « enfantine » de la féminité », ce que ne cessera d’affirmer Breton, en ce sens que « la femme-enfant. C’est son avènement à tout l’empire sensible que systématiquement l’art doit préparer », mais aussi parce qu’« en elle seulement me semble résider à l’état de transparence absolue l’autre prisme de vision dont on refuse obstinément de tenir compte, parce qu’il obéit à des lois bien différentes dont le despotisme masculin doit empêcher à tout prix la divulgation » 703 .

Quant à la seconde métaphore, introduite par la conjonction de coordination « ou » qui exprime une exclusion et de l’adverbe « plutôt » signifiant la préférence, elle rapporte une rectification et plus exactement une précision à la précédente image. De la sorte, cette série de métaphores évolue de l’une à l’autre, dans la mesure où chacune reprend celle qui la devance et développe l’un de ses sèmes essentiels, étant donné que le poète insiste sur la couleur blanche, en passant d’« une herbe blanche » à « une hermine ». De même, le mutisme de la femme, déjà insinué dans le terme « herbe », est plus explicite grâce au complément du nom « aux pieds du silence ». Cependant, l’association des deux termes «pieds » et « silence » est en quelque sorte inexplicable, car elle paraît au premier abord obscure, mais, nous pouvons supposer que le poète insiste sur la marche légère et délicate de la bien aimée. Pour la troisième métaphore, nous remarquons une sorte d’évolution, dans la mesure où nous passons de l’article indéfini « une », qui met l’accent sur la distanciation de celui qui parle par rapport à son énoncé, à l’article défini « le », précédé du présentatif « c’est ». Or, cette reprise de l’article indéfini par un article défini souligne la transition de la représentation d’une réalité propre au « je », en tant que locuteur qui affirme sa subjectivité et assume son rôle de créateur de nouvelles réalités, à l’évocation d’un élément connu faisant partie du savoir commun « le soleil ». Cet élément naturel accentue davantage l’éclat de l’être féminin et suggère en même temps sa grandeur. Finalement, nous voyons surgir le nom propre « Isabelle » qui accomplit le dévoilement total de la femme adorée.

Par ailleurs, nous signalons une autre sorte de développement au sein de ces métaphores, puisque de l’immobilité, caractérisant l’« herbe », nous parvenons à un état intermédiaire, par le biais de « pieds de silence », pour accéder finalement au mouvement « se balance ». En outre, si la dernière phrase insiste encore sur le blanc, « manteau couleur de lait », le poète ne s’interdit pas de laisser l’énigme suspendue, au moyen du complément du nom « d’insolence », dans la mesure où nous ne pouvons découvrir le motif du rapport entre « couleur », visible à l’œil nu et le sentiment d’insolence, ressenti uniquement et qui ne présente aucune caractéristique concrète.

De surcroît, cette symbiose existant entre la nature et la femme se poursuit dans la totalité de la poésie aragonienne, d’autant plus que le cadre naturel est souvent exposé comme l’étendue du corps désiré, à l’instar de l’image suivante :

‘Les corps des femmes dans les champs’ ‘Sont de jolis pommiers touchants.’ ‘(« La philosophie sans le savoir », Le Mouvement perpétuel, p.91)’

Contrairement à la majorité des métaphores utilisées par Aragon, celle-ci est in praesentia, introduite par le verbe « être » et qui s’emploie souvent pour donner une définition et surtout pour énoncer une vérité irréfutable. Néanmoins, la fusion et le rapprochement jusqu’à l’identification du thème « femmes » et du phore « jolis pommiers touchants » ne sont assurées que sous une condition : un cadre également naturel, « dans les champs », dans la mesure où ce complément circonstanciel de lieu est placé entre le thème et le phore, et précédant ce dernier dans le but de le distinguer. D’ailleurs, au sein de la nature, la femme-fruit se transforme en un objet de consommation, comme l’affirme Xavière Gauthier :

‘Il va de soi que ces formes de la relation avec la femme (la manger, la cueillir, la boire, la respirer…) sont autant de manières de la consommer, autant de manifestations de possession. 704

Dans l’exemple précédent, l’identification de la femme à la pomme permet de transformer celle-là en une Ève nouvelle qui séduit Adam avec le fruit défendu. Cependant, devenue elle-même la pomme à consommer, elle se présente à la fois comme la source et l’objet de la séduction. De plus, l’être féminin partage avec ce fruit plusieurs qualités, à savoir la couleur (rouge tendre, celui des joues), l’odeur exquise (celle des parfums) et le toucher doux (comme la peau de la pomme).

Cette union femme-nature, tant célébrée, trouve sa justification aussi dans cette métaphore :

Vous toutes

Feuilles Fleurs Hermines de l’air

Vous Braise et vous Etincelle.

(« Rien ne va plus », La Grande Gaîté, p.305)

Entourée de végétations, la femme fusionne avec la nature, par le biais de cet ensemble de métaphores in praesentia juxtaposées, au point qu’elle semble la nature même, en particulier parce que son corps s’assimile aux éléments naturels. Elle « n’est pas seulement fleur et fruit, [mais] aussi arbre, plante et paysage à elle seule ; elle est la terre et les différents éléments, elle sera l’univers et les astres célestes » 705 . Dans cette catégorie femme-nature, Aragon place la totalité des êtres féminins, « Vous toutes », renfermant les attributs à la fois des plantes « Feuilles Fleurs » et des animaux « Hermines ». Toutefois, la faune à laquelle s’assimile la créature féminine semble onirique et imaginaire, survenant uniquement de l’imagination du poète, d’où, les « hermines de l’air » évoquant la légèreté et le caractère éphémère propres à la femme. De la nature, nous saisissons également la lumière, « braise, étincelle » pour caractériser la femme, la plaçant ainsi au rang des divinités, couronnée par une auréole, aussi bien pour l’embellir, que pour éblouir l’homme.

En outre, la femme se confond également avec le règne aquatique, avec cet univers des profondeurs où la première sirène du désir a fait son apparition. Dans cette optique, il est possible d’affirmer que le poète parvient à agir sur la genèse du monde par le biais de la femme, qui permet d’organiser tous les possibles, dans la mesure où celle-ci s’étale dans la nature pour accaparer tout le cadre environnant et devient de la sorte envahissante. Nous citons à ce propos :

‘Alors qu’elle m’aime, mon océan. Passe à travers, passe à travers mes paumes, eau pareille aux larmes, femme sans limite, dont je suis entièrement baigné. Passe à travers mon ciel, mon silence, mes voiles. Que mes oiseaux se perdent dans tes yeux.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.208)’

Aragon choisit, au moyen d’une métaphore par apposition, de dresser une analogie absolue entre « elle » et l’« océan », pour mettre en lumière le mystère et la profondeur déterminant la femelle qui gagne tout l’espace dans lequel le mâle évolue. Etant une « femme sans limite », elle est devenue la médiatrice ou l’intermédiaire qui permet à l’homme d’accéder à son tour à la nature et de se confondre avec elle, de sorte qu’il se métamorphose lui-même en un dieu aussi immense que son initiatrice, puisqu’il possède « ciel, voile et oiseaux ». De l’océan, nous passons à l’élément « eau », dans le but de dire l’importance de cette présence féminine dans le monde du poète, car il s’agit de l’un des constituants primordiaux dans la création de l’univers, mais également pour signifier le caractère fuyant et insaisissable de cette femme. D’où, la répétition de la même phrase « passe à travers », pour ensuite préciser le lieu de cet échappement, « mes paumes ». Ce phore, « eau », est aussi déterminé par une comparaison, introduite par l’adverbe « pareil » et plaçant un rapprochement avec les « larmes », afin d’exprimer l’amertume causée par l’impossibilité d’atteindre son élue. En conséquence, munie d’un pouvoir de transformation, la femme fait, de tout, son image.

Ce lien étroit avec la nature est également manifeste dans d’autres occurrences, tel que dans ces vers :

Mains du soleil mains fainéantes

S’envoleront.

(« Chanson du président de la république », Le Mouvement perpétuel, p.85)

Dans cette métaphore in praesentia, déterminative, le poète représente la femme par l’une des parties de son corps « les mains », d’autant plus que cette figure se trouve doublée par un autre procédé, à savoir la métonymie (représenter le tout par la partie). En premier lieu, nous examinons une métaphore déterminative, mise en place grâce à la préposition « de », qui souligne une relation de coexistence et de réunion entre les deux termes rapprochés. En effet, la préposition permet d’intégrer un élément dans un autre et elle participe à la création d’une zone d’intersection qui trouve son explication dans les sèmes qui leur sont inhérents. Dans ce cas, elle présuppose l’idée de la substance et de la matière, puisque les « mains » féminines peuvent évoquer à la fois l’éclat, la chaleur et même le danger qui proviennent de la source solaire. Cette assimilation avec l’étoile trouve également appui dans la seconde métaphore, « mains fainéantes », dans la mesure où le poète a attribué à un élément corporel un qualificatif propre à la personne. Par ailleurs, cet adjectif justifie davantage le rapport avec le soleil, puisqu’à l’image de ce dernier, les mains demeurent immobiles, au même lieu et tout s’organise autour d’elles. Néanmoins, l’emploi du verbe « s’envoleront » annule le trait d’immobilité déjà mis en valeur, en ce sens que « […] l’équation impossible […] menace les fondements mêmes de la structure sémantique en substituant l’équivalence à une opposition […] » 706 . Pourtant, l’introduction du verbe de mouvement estompe à la fois le rapport premier avec le soleil tout en le mettant en relief, vu qu’il semble possible d’assimiler implicitement les « mains » aux oiseaux, en rapport avec le milieu céleste dont le premier élément est le soleil, de même que les mains de femme permettent l’envol grâce à l’amour et au plaisir intense. Dans ce cas, Aragon procède par métaphore filée, définie comme suit par Riffaterre :

‘[…] une série de métaphores reliées les unes aux autres par la syntaxe _elles font partie de la même phrase ou d’une même structure narrative ou descriptive_ et par le sens : chacune exprime un aspect particulier d’un tout, chose ou concept, que représente la première métaphore de la série […]. 707
Notes
703.

G. LEGRAND, «  A propos de la femme-enfant », La Femme Surréaliste, dirigé par Roger BORDERIE, éd. Borderie, Paris 1977, p.11.

704.

X. GAUTHIER, Le surréalisme et la sexualité, Paris, Gallimard 1971, p.118.

705.

Ibidem., pp.118-119.

706.

M. RIFFATERRE, « La Métaphore filée dans la poésie surréaliste », La production du texte , Paris, Seuil 1979, p.225.

707.

Ibidem., p.218.