La femme et l’érotisme

Selon Merleau-Ponty, l’érotisme surréaliste est « le retour à l’unité primordiale, à l’immédiat, l’indistinction de l’amour et du désir » 708 . Par conséquent, cet érotisme particulier permet d’abord le dévoilement des fantasmes de l’être, au point qu’il se découvre à la suite d’une libération, d’un soulèvement passionnel, pour exprimer ensuite, le choc de deux pôles énergétiques, d’où, surgit une étincelle qui fait que le couple frissonne à l’unisson du rythme cosmique. Dès lors, une illumination mystique est réalisée grâce à une transgression de toutes les limites imaginables, tel que l’affirme Cécile Narjoux :

‘Si l’érotisme se révèle particulièrement présent dans le texte, c’est qu’il constitue pour le narrateur un moyen d’accès privilégié au frisson qui dévoile l’infini. 709

En outre, il est intéressant de signaler que l’érotisme surréaliste se fonde spécialement sur le désir, en tant qu’expression de la révolte, pour afficher davantage le dépassement des contradictions propres au surréalisme. En vue de cet effet émancipateur, il est évident de dire qu’Aragon ne condamne pas l’érotisme en soi, au contraire, il en affiche admirablement le prestige et lui accorde même le titre de langage.

De ce point de vue, nous retrouvons une description particulière de la femme dans le recueil La Grande Gaîté, où la célébration du corps s’effectue grâce à des images fastueuses surchargées de sensualité. Par conséquent, la nudité doit être contemplée et par la suite sublimée, comme dans cette image :

‘Dandinement des seins les gorges’ ‘Changent chantent sous les baisers’ ‘Collines caressés d’aurore’ ‘fauves bécanes du plaisir’ ‘Or les mamelles les mamelles bondissantes’ ‘Président aux métamorphoses du mobilier.’ ‘(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaîté, p.251)’

S’identifiant au « gosse obligatoire », le poète continue de se faire une éducation sentimentale, basée foncièrement sur un effet d’intimité cosmique. Dans ces vers, il présente la femme selon une échelle du cosmos, agrandie telle une créature colossale, par le biais de métaphores par juxtaposition ou par apposition, qui établissent une association directe de deux éléments sans le recours à aucun signe de ponctuation, et par lesquelles Aragon décrit une partie sensuelle du corps féminin, indiquée par plusieurs termes « seins, gorge, mamelles ». Il s’agit en effet d’une métaphore filée, se poursuivant le long de six vers, puisque le thème premier, « seins », est repris par d’autres thèmes, avec lequel ils entretiennent des liens sémantiques. Ces métaphores sont précédées par une première, « les gorges / Changent chantent sous les baisers », qui associe un substantif « gorge » à un verbe qui ne lui est pas propre « chantent », et nous assistons alors à une opposition sémantique, voix / mutisme. Pourtant, il est possible de dire que le chant reflète le battement considérable du cœur, en vue de l’intensité des sensations éprouvées lors de cette scène d’amour. Cette supposition peut avoir comme fondement l’emploi du mot « baisers », dont la sonorité renvoie vraisemblablement au chant. La seconde figure, « les gorges Collines caressées d’aurore », est une métaphore par juxtaposition qui acquiert son sens en fonction de la première, dans la mesure où le thème demeure le même « gorges ». Elle reprend de ce fait l’équation initiale pour la préciser et la développer. En effet, « gorges » (au sens de seins) et « collines » sont associées en vertu d’une similitude de forme (relief à faible hauteur, à sommet arrondi) et d’éclat (lumière rosée, celle de la chair féminine et de l’aurore). A la suite d’une image qui puise ses sources dans la nature (collines), le poète a eu recours à une métaphore animale par l’emploi du terme « fauves », qui insinue l’idée de sauvagerie, de menace en tant que traits primordiaux de la femme surréaliste lors d’une scène de « plaisir ». Toutefois, le substantif « bécanes » obscurcit l’analogie, appartenant à un autre champ lexical et sémantique, celui de la mécanique, et, par conséquent, à l’opposé du naturel. Les femmes deviennent-elles des machines à plaisir ? Une revalorisation ou une déchéance de la part du poète ? Néanmoins, cette rupture d’isotopie peut être justifiée par la règle de sélection des sèmes, en ce sens qu’elle admet un trait commun entre les deux éléments : le chiffre deux. La dernière figure, « les mamelles les mamelles bondissantes / Président aux métamorphoses du mobilier », accorde à cet attribut féminin la possibilité de se mouvoir, par le biais de l’adjectif « bondissantes », et d’émouvoir en changeant l’espace, puisque « les mamelles président aux métamorphoses », d’autant plus que la femme, chez Aragon et les surréalistes, est dotée d’un pouvoir de transformation de tout ce qui l’entoure. La nudité tend, dans ce cas, à vaciller entre la pureté et la lascivité, vu que la femme se dévêt dans des circonstances où apparaissent l’incongru et le scandale de la situation, pour qu’elle accentue, de cette manière, le prestige de son nu.

Par conséquent, nous témoignons de l’importance attribuée à la beauté du corps féminin, source de sensualité et de sentiments, comme nous le relevons de ces vers :

‘Approche ô roche de chair’ ‘Je t’attends par toute mon ombre.’ ‘(« L’enfer fait salle comble », Les Destinées de la Poésie, p.135)’

Il s’agit d’une métaphore in absentia, construite selon la structure « B de A », qui présente en premier lieu le phore, dans le but de le valoriser. Ainsi, la chair humaine, assimilée à la roche, se caractérise par la douceur, mais également par la dureté et la froideur, comme si le poète a voulu signaler que, derrière le charme de la femme, surgit soudainement la douleur même au moment de l’amour.

Grâce à ces exemples nous pouvons déclarer, comme J. Pfeiffer, que la femme est « à la fois vécue comme image, c’est à dire comme allusion à une transcendance », et, d’autre part, possédée ici-bas « dans une âme et dans un corps […] A la fois fée et femme, fée par ce qui la rattache aux profondeurs de l’inconscient, à l’univers des contes, à la nature de l’imaginaire, c’est à dire à la littérature, principe de toute métamorphose, […] femme en ce qu’elle est cette fée incarnée dans un corps plus émouvant, plus troublant que tout autre, nullement hors d’atteinte, au contraire, se donnant à éprouver et à vivre sur le mode d’une participation enivrée » 710 .

Par conséquent, la métaphorisation atténue, par l’intermédiaire d’un champ sémantique poétique, le caractère audacieux que la vision érotique peut suggérer, à tel point qu’il s’avère possible d’accéder à la sublimation et à la divinisation du corps féminin :

‘Sa robe est ouverte sur le paradis.’ ‘(« Les approches de l’amour et du baiser », Les Destinées de la Poésie, p.110)’

Toutefois, si les femmes éveillent le sentiment de plaisir chez le poète, elles sont toutes anonymes, et sont, avant tout, objet de désir et non pas sujet à part entière. Quant aux lieux d’élection qui suscitent l’érotisme, nous remarquons qu’ils sont conçus selon un jeu de clair-obscur, correspondant à une alternance énigmatique entre ce qui est révélé et ce qui ne l’est pas, et constituant le fondement de la définition de l’érotisme. D’autre part, nous signalons un autre double jeu inséparable de l’érotisme surréaliste, celui de l’amour et de la mort, dans la mesure où le premier conduit à la dissolution de soi-même dans l’autre ou dans l’univers.

Notes
708.

M. MERLEAU-PONTY, Sur l’érotisme, Gallimard NRF, 1960, p.886.

709.

C. NARJOUX, Aragon, Le paysan de Paris, Paris, Ellipses 2002, p.35.

710.
J. PFEIFFER, « La Médiatrice », La Femme Surréaliste, recueil de textes dirigé par Roger BORDERIE, Paris, éd. Borderie 1977, p.16.