La rue

Parmi les espaces urbains, la rue occupe une place primordiale, vu qu’elle permet de se livrer à l’errance, et par conséquent, d’effectuer des rencontres essentielles et intéressantes. Elle est principalement le lieu de l’errance, de la surprise et du merveilleux quotidien. Nous citons à titre d’exemple :

‘Je parcours les rues sans penser à mal ’ ‘avec l’image du poète et l’ombre du trappeur.’ ‘(« Pierre fendre », Feu de joie, p.51)’

D’abord, l’emploi du verbe « parcourir » est significatif, puisque le poète affirme que « les rues » doivent être considérées comme le principal espace où on se déplace dans tous les sens et où on découvre les aspects nouveaux d’une ville quelconque. D’un côté, par le recours à la préposition « sans » suivi d’un infinitif, servant à écarter une circonstance, le « je » inscrit sa promenade sous le signe du hasard, accentué par le fait qu’il est en deuil, se livrant à l’errance après avoir assister à l’enterrement d’un ami. En conséquence, la rue est perçue tel un espace de soulagement, en ce sens qu’elle peut offrir autant d’images inédites ou de rencontres surprenantes, d’autant plus que le poète l’explore avec « l’image du poète » et « l’ombre du trappeur ». Dans cette perspective, nous considérons les deux groupes de mots comme des métaphores déterminatives, car elles associent chacune un élément abstrait et un autre concret. Ces images prouvent que, tel un « trappeur », le « je » pourchasse les créatures extraordinaires et les phénomènes étonnants qui envahissent les avenues de la capitale. Ensuite, tel « un poète », il les représente grâce à un ensemble d’images poétiques.

En outre, même les noms des rues peuvent signaler cette magie quotidienne, particulièrement lorsqu’Aragon rapporte les étapes de la transformation de Paris, en combinant des indications réelles avec des évènements décrits d’une manière figurée :

‘« Le boulevard Haussmann est arrivé aujourd’hui rue Laffite », disait l’autre jour l’Intransigeant. Encore quelques pas de ce grand rongeur, et, mangé le pâté de maisons qui le sépare de la rue Le Peletier, il viendra éventrer le buisson qui traverse de sa double galerie le passage de l’Opéra, pour aboutir obliquement sur le boulevard des Italiens.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.21)’

Si cet énoncé s’ouvre sur une citation extraite d’un journal de l’époque, qui expose l’état d’avancement d’un projet existant, Aragon alterne réalité et image. En effet, « le boulevard Haussmann » se transforme, grâce à une métaphore in absentia, pour devenir un « grand rongeur », auquel sont attribués des verbes d’action, inscrits sous le signe de la brutalité (« manger », « éventrer »), en raison des travaux radicaux de destruction qui vont changer la structure de la ville, en faisant disparaître certaines rues et fleurir d’autres.

Toutefois, évoquer les rues s’inscrit essentiellement dans la thématique du mouvement, en particulier lors de ces représentations aquatiques des avenues et des passages, les transformant en « aquariums humains » :

‘Lueur glauque, en quelque manière abyssale, qui tient de la clarté soudaine sous une jupe qu’on relève d’une jambe qui se découvre. Le grand instinct américain, importé dans la capitale par un préfet du second Empire, qui tend à recouper au cordeau le plan de Paris, va bientôt rendre impossible le maintien de ces aquariums humains déjà morts à leur vie primitive […].’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le Paysan de Paris, p.21)’

Les passages parisiens sont enveloppés par une lumière particulière qui rappelle, d’un côté, la couleur émeraude et les profondeurs ténébreuses de la mer, et d’un autre côté, le mystère de la féminité. En conséquence, ils sont transformés, par une métaphore in absentia, en des « aquariums » en raison de leurs verrières, mais également de leur aspect maritime. Ils sont par ailleurs « humains », car ils sont réservés aux piétons qu’ils abritent et leur permettent de circuler en toute liberté et sécurité. Toutefois, lieu du mouvement, ils sont « déjà morts à leur vie primitive », parce qu’ils sont éphémères, condamnés à une destruction inéluctable.