La déambulation dans la ville

Chez Aragon aussi, le rapport avec l’espace est inscrit sous le signe de l’errance, puisque la découverte de la ville fait suite à une marche interminable, sans idée préalable et sans plan précis. Il est plus intéressant de suivre des trajets hasardeux et des déviations inconnues pour découvrir le vrai visage de Paris, ainsi que pour intercepter par surprise ses aspects les plus secrets, mystérieux et riches en significations. En effet, cette quête se place dans une perte à la fois dans le temps et dans l’espace, afin d’accéder à la connaissance du mystère, inaccessible à la raison humaine et toujours renouvelée, à l’image du spectacle citadin, dont les différents lieux symbolisent le fuyant et l’insaisissable. Pour ces motifs, Aragon, de même que les autres surréalistes, ne séjournent en aucun cas dans un lieu particulier, durant une période prolongée, et préfèrent décrire les itinéraires, qui s’ordonnent dans un désordre apparent. Nous citons à titre d’exemple la destination finale du parcours effectué par le « paysan de Paris » :

‘Dans cet alhambra de putains se termine enfin ma promenade au pied de ces fontaines, de ces confusions morales, qui sont marquées à la fois de la griffe du lion et des dents du souteneur.’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le Paysan de Paris, p.134)’

Nous constatons d’abord que la représentation est fortement imagée et même énigmatique, dans la mesure où les éléments réunis sont disparates, soulignés par une métaphore déterminative. L’auteur transforme un monument majeur de l’architecture islamique à Grenade, « alhambra », en un nom commun (d’où le « a » minuscule »), pour l’associer ensuite à un terme de sens trivial. Par ailleurs, ce groupe de mots constitue une autre métaphore in absentia désignant le « Théâtre moderne » qui fascine ses spectateurs, mais en même temps célèbre la liberté des plaisirs. En outre, nous relevons une autre figure métaphorique, appositive qui place une adéquation entre un endroit réel, « fontaines », et une entité abstraite, « confusions morales ». Tel est également le cas pour les compléments de l’adjectif, « marquées », reliant à leur tour des entités contradictoires, parce qu’on a un sceau de valeur et d’honneur, « la griffe du lion », par opposition à un autre d’infamie et de malhonnêteté, « dents du souteneur ».

Dans cette optique, nous signalons une particularité chez Aragon, qui, à la différence des autres surréalistes, choisit de tracer et de suivre des chemins en ligne droite, et plus précisément des boulevards et des passages, qu’il s’est chargé de retracer exhaustivement dans Le Paysan de Paris. Ici, la ville, malgré les diversités qu’elle présente, est loin d’être ce labyrinthe qui pousse ses explorateurs vers la perdition, et les condamnent à errer infiniment, sans accéder à leur destination finale. Au contraire, « le poète surréaliste ne se promène pas, tel un affreux bourgeois du dimanche, il est promené, par une force mystérieuse à laquelle il doit se confier afin d’être disponible à la surprise, à la rencontre, au merveilleux…cette force mystérieuse qui aimante cette errance prend pour les surréalistes la figure d’une femme […] elle-même errante […] qui se fait révélatrice et que le poète reconnaît comme telle au cours de sa quête […] » 726 .

D’un autre point de vue, Paris est mis en valeur tel un espace de l’errance, comme une scène privilégiée de la diversité et de l’insolite, qui procurent au promeneur une conception concrétisée de ses propres désirs enfouis dans son inconscient, et le plongent, par conséquent, dans un imaginaire singulier, qui ne suscite ni appréhension, ni sentiment de marginalisation. Au contraire, il est réalisé grâce à un échange universel et à une liberté finalement acquise, tout en étant propice à une transmutation durable, d’où, l’image suivante :

‘Une ferveur se déploie. Pas un instant je ne pense au côté social de ces lieux : l’expression maison de tolérance ne peut se prononcer sérieusement. C’est au contraire dans ces retraites 727 que je me sens délivré d’une convention : en pleine anarchie comme on dit en plein soleil.’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le Paysan de Paris, p.130)’

Aragon considère ici le « bordel » ou les maisons closes comme le lieu par excellence où le promeneur accède à la liberté, et plus précisément à une libération des compromis sociaux, dans la mesure où il identifie ces établissements équivoques, par une métaphore in absentia, à des « retraites », parce qu’ils sont situés en marge de la ville et célèbrent un culte nouveau, celui du plaisir et de l’amour passager.

De surcroît, si la déambulation des surréalistes s’effectue dans la ville, aussi bien que dans le temps, elle se manifeste aussi au niveau de l’écriture surréaliste, sous la forme d’une errance dans les textes, en ce sens que ceux-ci se distinguent par leur caractère hybride, mais également par l’automatisme. Toutefois, cette flânerie fantaisiste ne peut être considérée comme totalement arbitraire et gratuite, parce qu’il est possible de relever certains itinéraires précis et efficaces, ainsi que des repères exacts, tels que des cafés, des monuments ou des stations du métro qui prouvent que l’errance est orientée en quête, même si à la prolifération verbale et topographique du récit, correspondent l’errance et l’expression libre des pulsions. En effet, dans leurs récits, « les surréalistes cherchent le sens dans leur errance dans la ville, ils y cherchent aussi leur identité et l’amour. Leur Paris devient un lieu de quête et d’enquête» 728 , dans l’espoir de redistribuer les valeurs et d’expliquer le monde, grâce à cette immobilité trouvée dans le changement.

En somme, les surréalistes appréhendent, d’une part, la ville, comme des poètes, étant donné qu’elle leur permet de « confronter et de mêler le possible et l’impossible, mais surtout de transformer même le vulgaire en objet poétique. D’autre part, Paris inscrit dans ses pierres l’irrationalité du rêve, dont il représente la projection rendue aisée, matérielle. Si aisée qu’on ne saurait distinguer le rêve de l’aventure vécue. Des itinéraires existent dans Paris qui tracent dans la vie quotidienne et par elle (les affiches, les inscriptions lumineuses, les embellissements et travaux) les chemins de l’imaginaire » 729 .

Notes
726.

J.-P. CLEBERT, Dictionnaire du Surréalisme, Paris, Seuil 1996, pp.434-435.

727.

C’est nous qui soulignons.

728.

K. ISHIKAWA, Paris dans quatre textes narratifs du surréalisme, Paris, l’Harmattan 1998, pp.15-16.

729.

M.-C. BANCQUART, Paris des surréalistes, Paris, Seghers 1972, p.72.