Les Passages

L’intérêt accordé par les surréalistes à la ville de Paris se justifie, d’abord, par le fait que celle-ci présente un double visage. En d’autres termes, elle dissimule, aux alentours des vastes boulevards luxueux, un ensemble de passages labyrinthiques et couverts, dérobés et secrets, réservés, durant la journée, aux piétons, ainsi qu’au petit commerce et aux magasins fantaisistes, et interdits d’accès la nuit. En outre, selon M. Meyer, le passage est aussi significatif, parce qu’il « rassemble de nombreuses caractéristiques de la vie urbaine, dont il est en quelque sorte le symbole : l’instabilité, le mouvement, la superficialité et surtout le caractère ‘’trouble’’ et équivoque » 730 , comme l’exprime également Aragon :

‘Il y a dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l’infini. Là où se poursuit l’activité la plus équivoque des vivants, l’inanimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles […].’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le Paysan de Paris, p.20)’

Au premier abord, l’auteur confirme la particularité incontestable des passages, le « trouble », qui signifie précisément l’ambiguïté, quant à leur nature ou leur rôle. Par ailleurs, ils sont riches de mystères et de secrets, d’où, l’image métaphorique « de semblables serrures qui ferment mal sur l’infini » voulant dire que, malgré les obstacles, ces lieux permettent la découverte d’une part de l’énigme universelle qui est « l’infini ». De plus, ces galeries permettent l’exercice d’un certain nombre de pratiques équivoques qui sont à leur image, d’autant plus qu’elles prêtent à confusion, en associant souvent les contraires, tel que « l’inanimé » qui s’anime en s’appropriant « un reflet de leurs plus secrets mobiles ». Nous remarquons aussi que par une métaphore adjectivale, « secrets mobiles », l’auteur associe deux éléments contradictoires, car l’un est abstrait, alors que l’autre (l’adjectif) doit qualifier nécessairement un élément animé et concret. Cependant, par cette image, nous insistons davantage sur le changement qui enveloppe les passages, même au niveau des secrets qu’ils dissimulent.

Ces couloirs attirent également l’attention en raison de leur abandon même, de leur déclin, comme de la vacuité surprenante de plusieurs boutiques, bien que d’autres ateliers demeurent ouverts, et dans lesquels les ultimes artisans persévèrent à confectionner et à vendre des objets contrefaits, pendant que le tout est plongé dans une atmosphère désuète et nostalgique. Dans cette perspective, nous confirmons que, parmi les surréalistes, Aragon est le grand explorateur de ces rues couvertes, qu’il s’est chargé de décrire minutieusement, dans Le Paysan de Paris, en mettant en place un inventaire intégral des fantasmes qui s’y dévoilent.

Pour J. Clébert 731 , « les passages séduisirent les surréalistes par leur nom même qui évoque successivement les pas du passant (pas perdus ou non), la maison de passe, et le passé, la nostalgie du temps enfui ou figé ». Cette appellation rappelle également qu’il s’agit d’une transition «d’une époque à une autre, et plus singulièrement du XIXe au XXe siècle », d’autant plus qu’elle s’est effectuée suite à des modifications sur tous les plans, et plus particulièrement au niveau littéraire, en ce sens que l’exploration de l’inconscient humain devient un sujet de prédilection, spécialement avec le mouvement surréaliste. Outre ce statut d’intermédiaire entre le réel et l’irréel, cet espace particulier « est vécu par les surréalistes comme lieu de l’attente, comme un ‘’lieu impersonnel, neutre, où tout peut advenir’’, dit Aragon, de la rencontre et de la surprise, des amours ‘’passagères’’, et bien sûr du rêve ». Si tout est possible dans les passages, l’attente doit être reliée étroitement avec la liberté, puisqu’en s’introduisant dans cette zone des mystères, l’homme se « délivre […] de ses habitudes, de ses complexes, de ses idées reçues, et […] acc[è]de[…] au ‘’pur’’ domaine de l’inconscient ».

Par ailleurs, les surréalistes préfèrent les passages comme lieu propice à leurs promenades, comme cadre favorable pour leurs découvertes, pour plusieurs raisons, essentiellement parce qu’ils débordent de mystères, parce qu’ils sont équivoques et énigmatiques, où tout est éphémère, voué à la disparition, mais toujours renouvelable :

Notes
730.

M. MEYER, Le Paysan de Paris d’Aragon, Paris, Gallimard 2001, p.87.

731.

J.-P. CLEBERT, Dictionnaire du Surréalisme, Paris, Seuil 1996, p.443.