La nuit

Il est indispensable de signaler que les surréalistes inscrivent leur culte des lieux dans un cadre temporel particulier : la nuit. Celle-ci est spécialement choisie, parce qu’elle est en soi une illusion extraordinaire, qui immerge de l’obscurité, et surtout qui fournit l’ambiguïté requise, comme dans cet extrait :

‘Parmi les forces naturelles, il en est une, de laquelle le pouvoir reconnu de tout temps reste en tout temps mystérieux, et tout mêlé à l’homme : c’est la nuit. Cette grande illusion noire suit la mode, et les variations sensibles de ses esclaves.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.173)’

La nuit est d’abord représentée métaphoriquement telle une des « forces naturelles », et nous remarquons, à ce niveau, qu’elle n’est mentionnée qu’à la fin de la phrase. Ainsi, le thème est différé pour créer un effet de surprise, mais en particulier, dans le but de mettre en valeur ce moment privilégié pour les surréalistes, leur permettant de rêver, même lorsqu’ils sont éveillés. Il s’agit d’une « force » singulière, vu qu’elle est dotée d’un « pouvoir reconnu » et éternellement « mystérieux ». En effet, ce rapport étroit entre cet espace du temps et le mystère et les énigmes en fait tout l’intérêt, car celui-là rendra possible les surprises et les rencontres les plus inattendues. En outre, la deuxième figure métaphorique introduite par l’adjectif démonstratif « cette », référant au terme « nuit », mentionné juste avant, identifie ce cadre particulier à une « grande », vu sa durée temporelle étendue. La nuit est une « illusion », parce qu’elle est fausse en raison des apparitions imaginaires qu’elle laisse surgir et des perceptions de faits ou d’objets réels altérées par les sens. Elle est aussi « noire » à cause de l’obscurité qu’elle offre, et qui est à l’origine de visions oniriques auxquelles se livrent les promeneurs. La nuit « suit » également « la mode », étant donné que, même éternelle, elle est toujours renouvelable, de manière qu’elle n’est jamais pareille ou identique. En effet, une nuit précédente ne procure, en aucun cas, ni les mêmes sensations, ni les mêmes images que ceux de la suivante.

D’un autre point de vue, nous pouvons dire que ce moment reproduit la double figure de la révolte et de l’amour, essentiellement dans le parc des Buttes-Chaumont :

‘Ce cadavre palpitant [la nuit] a dénoué sa chevelure sur le monde, et dans ce faisceau, le dernier, le fantôme incertain des libertés se réfugie, épuise au bord des rues éclairées par le sens social son désir insensé de plein air et de péril. Ainsi dans les jardins publics, le plus compact de l’ombre se confond avec une sorte de baiser désespéré de l’amour et de la révolte.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.174)’

Nous constatons, en premier lieu, que la nuit est féminisée, puisqu’on lui a accordé une « chevelure », quoique à l’échelle du « monde ». A ce niveau, nous relevons aussi un rapport métaphorique, d’un côté, entre le sujet « nuit » et le groupe verbal « dénouer sa chevelure», et puis, entre ce dernier et le complément circonstanciel de lieu qui dit l’immense pouvoir de la nuit, envahissant tout l’univers. Elle est également inscrite sous le signe de la contradiction, en ce sens qu’elle incarne à la fois la mort et la vie, l’immobilité et le mouvement, identifiée, par une métaphore in absentia, à « un cadavre palpitant ». En outre, associée aux « jardins publics », elle se révèle, grâce à l’obscurité qu’elle offre, l’instant privilégié pour savourer les délices de l’amour, de même que se révolter face aux règles sociales établies par l’autorité politique existante. La nuit est donc l’espace exclusif pour regagner une liberté enchaînée par l’ordre oppressant de la société des hommes, d’où, le recours à la métaphore, « le fantôme incertain des libertés », qui incarne, toutefois, la fragilité, ainsi que l’asservissement de celle-là. Par ailleurs, la nuit associe la ville de Paris à l’image de la mer, en raison de l’immensité, la liquidité nourricière, l’animation permanente, ainsi que la globalité qu’elles ont en commun.

Au moyen de la métaphore, Aragon nous propose de découvrir la ville dans tous ses aspects, intimes et secrets, insolites et merveilleux, transformée en une nature particulière que l’homme a créée. Il la présente également telle une matière d’exploration, comme un lieu de quête, celle de son identité et de l’amour, ainsi que d’enquête, dans le but de dépasser la médiocrité du quotidien et accéder au surréel. Ainsi, capter les spectacles délirants dans le quotidien, pour ensuite le transformer par l’imagination n’est mis en place que pour ébranler la réalité. Dès lors, nous assistons à la création d’un nouvel univers fantastique où tout fait image. En d’autres termes, si l’évocation de la ville est liée à une expérience personnelle, elle est transformée en un ensemble de lignes et de formes, au point qu’elle rejoint la figure du labyrinthe où l’on se perd. Dans cette optique, la métaphore fait image, elle donne à voir, elle propose une vision du monde, caractérisée elle aussi par une équivalence généralisée entre le langage, l’homme et l’univers.

Dans ce dernier chapitre, nous avons essayé de regrouper les métaphores selon des thèmes, que nous avons jugés parmi les plus traités par Aragon, dans ses œuvres de la période surréaliste. En premier lieu, nous avons établi un rapport entre la métaphore et la métamorphose, pour introduire par la suite le mythe, revisité et modifié grâce à la figure métaphorique.

Comme la plupart des surréalistes, Aragon considère la métamorphose comme une composante essentielle de ses œuvres, et pour réaliser la plupart de ses mutations provoquées précipitamment, il recourt souvent à la métaphore, qui lui permet d’assembler, d’une manière inattendue et fortuite, deux objets distincts, qui ne présentent habituellement aucun point commun, ou de passer d’un état à un autre (de l’abstrait au concret, en particulier) sans fournir la moindre explication. En effet, au lieu d’être fondée sur des relations cohérentes et compréhensibles, la transformation des éléments repose sur l’incompatibilité et l’écart, tel que l’exige la figure surréaliste, associant des « réalités aussi éloignées que possible », dans le but de créer des êtres et des objets insolites et exceptionnels, qui accaparent l’espace citadin.

Métaphore et métamorphose ont également en commun l’état de surprise qu’elles suscitent chez le lecteur, d’autant plus qu’elles fonctionnent selon les directives d’une imagination fantaisiste et libre. Effectivement, les deux procédés sont fondés sur la base d’une réhabilitation de l’imaginaire, en mettant en lumière des faits insolites, objectivement absurdes, et que dévoile principalement le fantastique. Ce dernier est explicité pour l’essentiel par le rêve, en tant que cadre propice à toutes les transformations éventuelles, jusqu’à tenter de faire admettre l’impossible à son lecteur.

En somme, la métamorphose « métaphorique » offre une vision imagée du monde, car elle relie étroitement une réflexion sur la communication verbale, et plus généralement sur le langage, et la représentation poétique, à tel point qu’elle contribue à réaliser une dissolution des frontières, en éliminant toute distinction nette entre la réalité et l’artificiel, qui finissent par s’entremêler.

En second lieu, nous avons supposé que si le mythe se représente généralement comme une suite de métamorphoses, il peut être accompli grâce à la figure de la métaphore, étant donné qu’Aragon met en place une « mythologie moderne » qui se substitue à l’antique, essentiellement au moyen d’une langue créative, qui rend possible la réinvention de la réalité. Dans cette perspective, Aragon confirme ce rapport de cause à effet, en ce sens que la métaphore engendre la métamorphose, et, par conséquent, modifie le mythe.

En d’autres termes, le surréalisme réutilise les légendes mythiques, les réinvente à nouveau en les associant à des mythes contemporains, par le biais d’un raisonnement analogique, dans le but de parvenir à percer le mystère universel, vu que le mythe, comme la métaphore, est un instrument de découverte et d’expression, destiné à parcourir les profondeurs de la mémoire et de la vie affective.

Ainsi, l’œuvre aragonienne renferme un ensemble de légendes mythiques que l’auteur a choisies d’exposer et même de reformuler grâce à la métaphore. Ainsi, en métamorphosant à la fois ces récits fabuleux et leurs personnages, Aragon se les approprie pour les recréer et les mélanger par la suite avec d’autres mythes de son invention. Il les réintroduit, par la suite, dans la vie, et notamment dans la ville, jusqu’à ce que des lieux ordinaires deviennent mythiques, en particulier le Paris des passages.

Pour l’essentiel, ce recours à la métamorphose peut être justifié par un double besoin, chez l’auteur, d’une destruction permanente et d’une création infinie, dans la mesure où la transformation ne se limite pas au monde, par une révision totale et complète, mais encore on l’observe au niveau du moi, et surtout de l’écriture, qui n’est plus une simple représentation du processus métamorphique, et devient elle-même une métamorphose, fondée essentiellement sur des modifications exerçant leur action sur la substance des sons, des lettres et des mots.

Nous avons également choisi de développer deux thèmes des plus récurrents dans l’œuvre aragonienne : d’un côté, la femme et l’amour, et d’un autre côté, l’équivoque des lieux, dans le but de découvrir les systèmes d’images et leurs interférences. Cette étude permet de démontrer que les associations métaphoriques aragoniennes s’articulent autour d’un même motif thématique, en offrant la possibilité de discerner la présence des leitmotive et en mettant en lumière la persistance et la récurrence de plusieurs images.

Grâce à la métaphore, Aragon rend hommage à la femme, dont le corps lui permet d’établir un rapport visuel avec le monde qu’il décrit, et de placer la sensualité au premier plan. En effet, par le biais d’une multitude d’images métaphoriques, il tente d’accéder à l’infini féminin, en mettant en lumière les différents aspects de cet être indéfinissable, afin de discerner sa réalité et ses particularités, et pour finalement esquisser le portrait d’une femme unique, capable de faire naître l’Amour.

Pour établir une nouvelle poétique du paysage urbain, Aragon, comme tous les surréalistes, ne réinvente pas totalement ce dernier, mais il reprend certains éléments réels le constituant, pour les représenter différemment, par l’intermédiaire d’un regard neuf, capable de saisir une touche du merveilleux dans le spectacle quotidien, et surtout grâce à la métaphore. Dès lors, la ville parisienne, avec tous ses composants (rues, enseignes, boutiques et passages), ainsi que la nature, même dans ses formes artificielles (parcs et jardins) sont considérés comme les hauts lieux surréalistes, métamorphosés par le biais d’une perception transformatrice du spectateur surréaliste.

En effet, le spectacle citadin leur autorise d’explorer aussi bien le rêve ou l’inconscient, en tant que domaines de l’esprit humain situés en dehors du règne de la logique, que la ville parisienne, vu qu’elle leur permet d’accéder au merveilleux, à l’inconnu et à l’irrationnel, et qu’il relate en pratiquant l’art de flâner dans un style particulier, exaltant un lyrisme urbain.