2.3.2. Modèle du comportement du conducteur de Brouwer

Brouwer a proposé une nouvelle façon de modéliser la conduite automobile dans un cadre neuropsychologique précis. Ce cadre théorique lui permet de prendre en compte à la fois les déficits neuropsychologiques des conducteurs et la structuration cognitive complexe de l’activité de conduite.

Son modèle prend en compte les notions d’automaticité et de contrôle attentionnel proposées par Norman et Shallice (1986) et décompose trois niveaux de gestion lors de la conduite (cf. Figure 4). Le premier niveau, le niveau du savoir-faire (driving skills), correspond aux habiletés acquises, spécifiques à un domaine particulier. C’est le fait que le conducteur a appris à conduire de manière fluide et sûre dans différentes situations et qu’il sait évaluer, sélectionner ou éviter certaines situations de trafic afin de limiter sa prise de risque. On évalue ce savoir-faire par la performance en situation de conduite réelle. Le second niveau, l’aptitude à la conduite (Fitness to drive), correspond à un concept médico-légal, c'est-à-dire aux capacités physiques et mentales suffisantes pour être capable d’apprendre et d’appliquer les règles de conduite (généralement, cette aptitude est mesurée en dehors de la route par des médecins). Ces capacités minimales sont définies par les autorités compétentes. Enfin, le troisième niveau de traitement est le comportement au volant (driving behaviour). Il correspond à ce que le conducteur fait réellement aux commandes de sa voiture. Une personne peut passer avec succès l’évaluation médicale, obtenir son permis et être malgré tout un conducteur incompétent car il se met dans des situations qu’il n’arrive pas à gérer de façon efficace et sûre, par exemple, la conduite après absorption d’alcool ou avec utilisation d’un téléphone portable.

Ces trois aspects peuvent sembler très liés à première vue : on peut imaginer que quelqu’un d’inapte à la conduite n’aura pas un bon savoir-faire et, inversement, on peut imaginer que des conducteurs aptes et compétents auront moins tendance à adopter des comportements dangereux. Mais en pratique, la vie réelle contredit ces hypothèses : le jeune conducteur de sexe masculin a un niveau de compétence optimal mais associé à un comportement au volant dangereux et inadapté. Inversement, la qualité de la conduite est souvent évaluée comme bonne chez des personnes avec déficits visuels ou chez des conducteurs âgés qui ne possèdent plus les aptitudes à la conduite optimales. Les déficits cognitifs observés chez des patients ou des conducteurs âgés ne peuvent donc pas être expliqués si on prend en compte un seul des trois domaines. Ce sont les interactions entre les trois niveaux qui peuvent expliquer que des personnes dont les aptitudes physiques ou cognitives sont diminuées peuvent être des conducteurs compétents grâce à la mise en place de processus de compensation au niveau du savoir-faire ou du comportement. Nous poserons d’ailleurs l’hypothèse que les processus exécutifs mis en jeu dans l’activité de conduite interviennent au niveau de ces interactions entre les niveaux de traitement.

L’expérience de conduite est également un élément dominant dans ce modèle. En effet, selon Brouwer « chez un conducteur novice, la conduite repose plus fortement sur l’application de connaissances déclaratives. Avec l’apprentissage, se mettent en place progressivement des connaissances procédurales permettant une conduite plus autonome » . De plus, Brouwer propose que pour les conducteurs expérimentés, la conduite automobile consiste en une alternance de séquences comportementales stéréotypées, d'épisodes de vérification consciente et de transitions occasionnelles vers un contrôle de l'action basé sur la connaissance. Le conducteur doit donc, dans son activité de conduite, faire appel à des représentations fonctionnelles stockées en mémoire, les confronter avec la situation en cours et les actualiser en fonction des différences entre la représentation stockée et la situation présente. La représentation sera donc adaptée voire modifiée pour une adéquation avec les circonstances vécues. Cette alternance entre séquences stéréotypées et contrôle de l’action est sous-tendue par le système exécutif, ce qui permet au conducteur d’alterner entre des sets cognitifs différents. Ceci nous ramène ici à la notion de flexibilité mentale.

Par ailleurs, la conception de Brouwer est également pertinente dans le sens où il s’agit d’une conception beaucoup plus macroscopique de l’activité de la conduite, dans laquelle il intègre les autres modèles. En effet, la conception de Brouwer a été développée spécifiquement dans le but de conceptualiser les fonctions qui interviennent pendant l’activité de conduite, mais dans une optique d’évaluation et de rééducation. Ainsi, le modèle de Brouwer intègre complètement la distinction réalisée par Van der Molen et Bötticher (1988) entre les niveaux opérationnel, tactique et stratégique. Les choix réalisés à un niveau élevé (stratégique, exemple : décider d’un itinéraire, ou tactique : adapter sa vitesse) vont conditionner les difficultés des tâches à réaliser au niveau plus élémentaire, comme l’évitement des obstacles ou le placement sur la chaussée. Dans une optique de réadaptation, on comprend donc que les tâches stratégiques et tactiques qui ne sont pas sous pression temporelle peuvent être adaptées pour faciliter les tâches du niveau opérationnel qui restent toujours sous une pression temporelle forte. En choisissant un itinéraire moins fréquenté et en conduisant à une vitesse moins élevée, le conducteur augmente ses chances de pouvoir prévenir une collision en cas d’obstacle sur la chaussée.

L’intérêt de l’approche de Brouwer par rapport aux modèles reliés au risque est donc qu’elle met en évidence des interactions entre les trois niveaux et que ces interactions dépendent du niveau d’expérience du conducteur. D’ailleurs, Baddeley avait déjà mis en évidence cette notion dans son modèle de mémoire de travail en suggérant qu’un conducteur expérimenté est tout à fait capable de bavarder avec un passager tout en conduisant, ce qui est difficile pour le conducteur novice. Ainsi, des personnes dont l'aptitude physique ou cognitive est diminuée peuvent-elles être des conducteurs compétents grâce à la mise en place de processus de compensation pour les niveaux de savoir-faire et/ou de comportement effectif .

Figure 4. Modèle du comportement du conducteur selon Brouwer (2002)