2.1. Données démographiques et accidentologiques

Dans la présentation de la maladie d’Alzheimer faite dans la section précédente, les données de prévalence et d’incidence n’ont pas été présentées. La prévalence constitue la proportion de personnes atteintes de la maladie dans une population donnée. Selon Dartigues et al. , la prévalence des démences (toutes causes confondues, dont la maladie d'Alzheimer) est de 6,4 % en France. Celle de la maladie d’Alzheimer atteint 4,4 %. Cette valeur de prévalence a été standardisée en fonction de l’âge. Si l’on tient compte de l’âge, la prévalence de la maladie d'Alzheimer augmente de 0,6 % après 65 ans et de 22,2 % à partir de 90 ans . Ces données épidémiologiques relativement alarmantes doivent cependant être remises dans notre contexte. En effet, la prévalence s'appuie sur le nombre total de cas présents, c'est à dire ceux déjà présents, plus ceux incidents et dans ceux déjà présents, il y a bien évidemment les stades avancés de démence, pour lesquels les préoccupations d’indépendance et de conduite automobile sont lointaines. Si l’on s’intéresse maintenant à l’incidence de la maladie d'Alzheimer, c'est-à-dire à la proportion de nouveaux cas chaque année, on observe qu’elle passe de 1.2/1000 à 65 ans à 53.5/1000 à 90 ans . A partir de ces calculs d’incidence, Dartigues et al. ont estimé que le nombre annuel de nouveaux cas en France atteint 100 000 malades d’Alzheimer. Les auteurs concluent que si aucun progrès n’est réalisé en termes de prévention et de traitement, en 2010 le nombre total de patients atteints de maladie d’Alzheimer pourrait atteindre 550 000 cas . Ces données nous permettent d’appréhender l’ampleur de ce phénomène dans un cadre de santé publique et de protection des usagers de la route. En effet, l’étude de Johannson et al. (1997) présentée en introduction a été le précurseur de nombreuses études sur le phénomène d’accidentologie dans la démence et en particulier dans la maladie d'Alzheimer. La même année, Carr publiait une première revue de littérature sur le sujet et indiquait en conclusion que les études sur le risque d'accident dans la maladie d'Alzheimer sont limitées en termes de conclusions en raison du petit nombre de participants, de l'utilisation de questionnaires d’auto-évaluation des accidents, ainsi que par le manque de sujets contrôles appropriés. Cependant toutes les études recensées par Carr indiquaient une augmentation du nombre d'accidents chez les conducteurs déments, chaque année.

Suite à cette revue de littérature qui pointait les problèmes méthodologiques des études publiées sur la conduite dans la maladie d'Alzheimer, Carr et al.ont alors réalisé une étude dont le but était de proposer une mesure standardisée du risque d'accident chez des conducteurs avec maladie d'Alzheimer. Il s’agissait d’une étude longitudinale sur cinq années, avec un enregistrement des données d'accidents et la tenue d'un cahier de bord journalier par les participants. L’échantillon était constitué de 121 personnes, dont 63 patients avec maladie d'Alzheimer, 34 en stade précoce et 29 en stade modéré de démence. Les autres participants étaient des témoins. Les données d’accidents étaient enregistrées à l’aide d’un système de base de données remplie par les assurances où tous les accidents causant des dommages qui s’élèvent à 500 dollars ou plus sont enregistrés. Les résultats indiquent des différences significatives entre patients et contrôles sur le test d'acuité visuelle mais pas de différences sur le nombre d’accidents. De plus, ces résultats restent identiques même lorsqu'on tient compte du kilométrage annuel du conducteur. Pourtant, le test sur route a montré une diminution des capacités de conduite avec une augmentation de la sévérité de la démence. Les auteurs concluent que les études basées sur les données des conducteurs ne suffisent pas à prédire le risque d’accident dans la démence et seule une évaluation sur route pourra permettre de dépister les conducteurs à risque.

D’autres études ont suivi celle-ci, dans lesquelles on a cherché notamment à proposer des grilles d’analyse des erreurs des conducteurs en situation de conduite , ou des évaluations à partir de batteries de tests neuropsychologiques qu’on a cherché à corréler avec les épreuves sur route ou sur simulateur . Cependant les études sur l’augmentation du risque d’accident avec la démence font encore largement débat. Il semblerait que l’utilisation des questionnaires sur les accidents et les auto-questionnaires sur les habitudes de conduite ne soient pas nécessairement fiables pour mesurer le risque d’accident des patients . Ceci serait dû, d’une part, à l’anosognosie des patients et, d’autre part, au biais induit par le fait que les participants acceptant de répondre aux questionnaires sont certainement ceux qui éprouvent le moins de difficultés. Man-Son-Hing et al.ont rapporté le même type de résultats à partir d’une revue récente de littérature. Les résultats indiquent que, à partir des 23 études recensées, une seule a été en mesure de montrer que les conducteurs avec maladie d'Alzheimer étaient impliqués plus fréquemment que les conducteurs âgés sains dans des accidents de la circulation. Cependant, les 23 études montraient que les conducteurs avec démence avaient des performances de conduite dégradées sur les mesures réalisées, que ce soit sur simulateur ou sur route réelle.

Withaar et al.ont réalisé une revue de littérature sur l’évaluation des capacités à conduire dans le vieillissement pathologique. Ils relèvent qu’il existe quatre points méthodologiques qui posent problème dans la plupart de ces études et que les futures recherches devront prendre en compte ces problèmes pour permettre une meilleure évaluation des capacités de conduite. Le premier problème concerne le fait de calculer des corrélations rétrospectives entre des performances cognitives actuelles et un historique d’accidents antécédent. En effet, il est vraisemblable, selon les auteurs, que la performance cognitive actuelle ne puisse pas expliquer la performance de conduite passée des patients, ce qui explique le faible niveau de corrélation rapportées par la majorité de ces études. Le second problème méthodologique abordé concerne l’utilisation de données subjectives pour l’évaluation des performances de conduite. En effet, la plupart des études utilisent comme critère de performance de conduite les données de l’entourage ou les données d’accident. Cela pose des problèmes dans l’interprétation puisque ces données peuvent être sous-estimées. De plus les accidents ne sont pas toujours enregistrés dans les bases de données. Il faut donc développer de meilleurs outils objectifs d’évaluation de la performance de conduite, comme des tests sur route où les données peuvent être quantifiées et reproduites. Le troisième point méthodologique concerne l’ajustement sur le kilométrage annuel. En effet, parmi les études qui comparent les performances de conduite de patients avec maladie d'Alzheimer à celles de conducteurs sains, peu d’entre elles prennent en compte le kilométrage annuel des conducteurs. Or, il y a une baisse sensible du kilométrage annuel chez les conducteurs présentant des troubles cognitifs. Il faut donc tenir compte de ce changement de comportement qui peut altérer l’interprétation des données sur les relations entre performances cognitives et risque d’accident. Enfin, le dernier problème méthodologique souligné par Withaar et al. concerne les tests cognitifs généralement utilisés pour évaluer la sévérité de la démence et la mettre en lien avec les capacités de conduite. Selon les auteurs, le faible niveau de corrélation relevé entre sévérité de la démence et performance de conduite peu en effet s’expliquer par le fait que les tests utilisés, tels que le MMSE, sont trop généraux et ne donnent qu’un aperçu très général des perturbations cognitives des patients. Il faut utiliser des mesures plus précises et plus sensibles du fonctionnement cognitif pour pouvoir établir des corrélations entre performances cognitives et performance de conduite.

Ces différentes études et revues de littérature sur le risque d’accident dans la maladie d'Alzheimer nous informent déjà sur l’importance considérable d’un point de vue social, politique mais aussi d’un point de vue psychologique, d’une meilleure compréhension des déficits cognitifs qui peuvent rendre l’activité de conduite déficitaires. La partie suivante est consacrée à la description des études qui ont tenté de prendre en compte les capacités et les déficits cognitifs présents dans la maladie d'Alzheimer, dans les évaluations de la conduite. Bien que notre travail de recherche n’ait pas pour but de proposer une nouvelle méthodologie d’évaluation des compétences de conduite dans le vieillissement normal et pathologique, il nous semble important de présenter les études qui se sont intéressées à cette évaluation de la compétence de conduite. En effet, il existe, à notre connaissance, peu d’études qui se focalisent sur la compréhension des mécanismes cognitifs impliqués dans l’activité de conduite par le biais de l’investigation des déficits induits par leur altération. Le but de notre étude sera, de proposer une méthodologie permettant de mieux comprendre quels fonctions cognitives et exécutives sont particulièrement importantes dans l’activité de conduite.