2.2.2. Fonctions exécutives et conduite

Nous l’avons vu dans la partie précédente, les altérations du fonctionnement exécutif sont précoces dans la maladie d'Alzheimer . Nous avons également vu dans le premier chapitre de ce travail que les fonctions exécutives jouent un rôle important, voire essentiel dans la conduite automobile. Il semble donc maintenant important de nous tourner vers le lien qui a pu être établi entre les déficits exécutifs et la dégradation des performances de conduite dans la maladie d'Alzheimer.

Globalement, toutes les études qui ont tenté de comparer les performances de conduite aux déficits cognitifs avec des tests neuropsychologiques, comprenaient une évaluation de certaines composantes exécutives, telles que la flexibilité (mesurée avec le TMT, le WCST) la prise de décision, l’orientation visuo-spatiale , ou encore l’inhibition .

L’équipe de Whelihan et Ott a également réalisé plusieurs études montrant que les déficits exécutifs, notamment mesurés avec un test de labyrinthe (Maze Navigation Test), étaient significativement reliés aux performances de conduite. Par exemple, Ott et al. (2000) ont réalisé une étude en imagerie (TEP) par laquelle ils montrent que les performances de conduite sont significativement reliées à la sévérité de la démence et au fonctionnement exécutif. De plus, les résultats de l’imagerie indiquent que l’augmentation des difficultés en conduite est corrélée avec des changements d’activation de régions cérébrales. En effet, les changements dans les régions temporo-pariétales sont associés aux déficits de conduite légers alors que les changements dans les régions frontales sont associés aux déficits de conduite plus sévères. Les auteurs ajoutent que ces données d’imagerie permettent d’expliquer les résultats d’études antérieures concernant le faible lien entre MMSE et conduite : le MMSE ne rend pas correctement compte des déficits de conduite des patients en stade débutant de maladie d'Alzheimer car il implique le fonctionnement cognitif plutôt supporté par l’hémisphère cérébral gauche, alors que l’étude TEP réalisée montre que c’est l’hémisphère droit qui est plus particulièrement atteint au début de la maladie d'Alzheimer, bien que les auteurs préconisent de dupliquer ces résultats. Cependant, il est regrettable que cette étude ait uniquement pris en compte la compétence de conduite sous la forme d’un rapport réalisé par l’entourage. En effet, les auteurs font référence à la « capacité de conduite » alors que celle-ci a seulement été évaluée au moyen d’un questionnaire proposé à l’entourage. Il semble important de pouvoir proposer une mesure de la conduite qui soit directement en lien avec les fonctions exécutives évaluées en laboratoire.

Whelihan et al.ont réalisé une étude incluant 46 participants dont 23 patients en stade débutant de démence (CDR = 0.5). Les participants ont reçu une batterie de tests neuropsychologiques évaluant l’attention (UFOV), le langage (dénomination d’images), la mémoire et les fonctions exécutives (WCST, Fluences, TMT A et B et Maze navigation test), puis un test sur route réelle. Les résultats indiquent que ce sont les tests exécutifs qui prédisent le mieux les performances de conduite des participants. Les auteurs ajoutent que les batteries neuropsychologiques devraient systématiquement être incluses dans les évaluations de la conduite car elles permettent de compléter les évaluations sur route. Mais ces batteries ne doivent pas simplement prendre en compte une évaluation cognitive globale. Selon les auteurs, c’est l’évaluation du fonctionnement exécutif qui permettrait le mieux de prédire les performances de conduite. Nous pensons qu’effectivement les épreuves exécutives devraient être plus systématiquement utilisées. Cependant, il serait nécessaire au préalable de mieux connaître quels types de fonctions exécutives sont impliquées dans l’activité de conduite afin de déterminer quels pourraient être les tests les plus sensibles.

Rizzo et al.ont proposé une mesure de la prise de décision (avec un paradigme de type Go/No-Go) sur simulateur de conduite et ils ont testé cette situation sur des patients avec troubles neurologiques variés dont des patients présentant la maladie d'Alzheimer en stade débutant. La situation de conduite consistait à traverser des barrières précédées par un message « Stop » ou « Go » indiquant si la barrière serait fermée ou ouverte. Dans 20 % des cas cependant, le signal ne correspondait pas à la position de la barrière qui pouvait soudainement se fermer alors que le signal « Go » était présenté ou au contraire rester ouverte en présence d’un signal « Stop ». Les résultats indiquent que les patients avec déficits exécutifs, comme les patients avec maladie d'Alzheimer, ont des performances globalement moins bonnes que les témoins, mettent plus de temps à réaliser la tâche, et présentent plus de collisions avec les barrières que les témoins. D’autres patients obéissent aveuglément aux signaux et s’arrêtent même lorsqu’il est possible de passer, sachant que la consigne était de faire attention à ne pas s’arrêter à une barrière ouverte. Par ailleurs, les sujets avec déficits exécutifs à la batterie de tests ont mis plus longtemps à compléter le test, mais présentent un bon contrôle du véhicule et ne dépassent pas les limites latérales de la route. Il est cependant regrettable que les auteurs ne précisent pas quels tests neuropsychologiques ont été utilisés pour mettre en évidence les déficits exécutifs. Comme nous le verrons, dans la partie expérimentale de notre travail de recherche, nous avons repris ce paradigme expérimental et nous l’avons adapté sur notre simulateur de conduite afin d’évaluer la composante d’inhibition en conduite.

Par ailleurs, Uc et al.ont réalisé une autre étude mettant à l’épreuve des patients en stade débutant de maladie d'Alzheimer, à l’aide d’une batterie de tests cognitifs, en particulier de tests exécutifs, et d’une épreuve sur route réelle. Le conducteur recevait des directions à prendre et parfois à mémoriser, et on mesurait les erreurs de conduite (virages incorrects, erreurs de direction, conduite dangereuse). Les résultats montrent que les patients avec maladie d'Alzheimer commettent significativement plus d’erreurs que les témoins âgés et réalisent plus d’erreurs de type « conduite dangereuse ». Par ailleurs, les erreurs commises en conduite étaient significativement corrélées aux déficits cognitifs. Cependant, il est à noter, que dans cette étude, Uc et al. comparent des patients avec maladie d'Alzheimer ayant une moyenne d’âge de 75.9 ans (SD = 6.2) à des contrôles âgés en moyenne de 64 ans (SD = 11.1). Les contrôles sont donc nettement plus jeunes que les patients, ce qui pourrait expliquer une part des différences de performances, outre les troubles neurologiques. De plus, la mesure des déficits cognitifs a été réalisée sur la base du score « cogstat » calculé à partir de la moyenne des scores standardisés aux huit tests neuropsychologiques administrés, c'est-à-dire à partir d’un mélange de performances visuelles, attentionnelles, verbales et exécutives. Il aurait été intéressant de relier les différents types de déficits, en fonction de leur origine, aux troubles observés dans la conduite afin, par exemple, d’évaluer la part des déficits d’inhibition des informations non pertinentes ou de la flexibilité dans les résultats observés. Dans une autre étude, Rizzo et al. ont comparé les performances de 48 patients en stade précoce de maladie d'Alzheimer à 101 conducteurs âgés sains dans une épreuve sur simulateur de conduite, complétée d’une évaluation neuropsychologique, en utilisant le même critère de performance cognitive, le Cogstat. Leurs résultats indiquent que plus les patients présentaient un score cognitif bas, plus leur comportement au volant présentait des caractéristiques inappropriées, voire dangereuses, telles que des arrêts au milieu de la chaussée. Les auteurs concluent que le simulateur de conduite peut être réellement efficace pour mettre au point des situations évaluant une capacité cognitive particulière impliquée dans la conduite. Dans une revue de littérature, Adler et al.précisent également que seules les études qui différencient les tests neuropsychologiques selon les fonctions évaluées, étaient en mesure de montrer un lien significatif entre les performances aux tests et les performances en conduite. En effet, une évaluation globale ne permettait pas d’obtenir des corrélations, mais en prenant spécifiquement les mesures de l’attention, de la mémoire de travail et des fonctions exécutives, les corrélations entre tests et conduite étaient nettement améliorées.

En définitive, l’étude de la littérature concernant les troubles exécutifs et la conduite automobile dans la maladie d'Alzheimer est finalement peu abondante par rapport à celle disponible sur les autres troubles cognitifs (attention, orientation spatiale…) ou encore sur le vieillissement cognitif normal. Pourtant les fonctions exécutives sont bien déficitaires dans la maladie d'Alzheimer, et ce même dans les stades précoces où le patient n’a pas conscience de ses troubles. La difficulté à montrer des liens entre évaluation neuropsychologique et évaluation en situation de conduite vient donc peut-être du fait qu’à l’heure actuelle, les fonctions exécutives ne sont pas suffisamment prises en compte. De plus, le manque de compréhension de l’implication et du rôle des fonctions exécutives dans la conduite automobile est également un facteur qui peut expliquer cette lacune.

Par ailleurs, les études présentées plus haut n’ont pas toutes étudié le même type de population. Or l’état d’avancement de la démence est un critère important à prendre en compte dans les études sur la maladie d'Alzheimer car, si dans les stades avancés de démence, l’arrêt de la conduite se fait de manière naturelle, le stade précoce pose des problèmes. Le lien entre performances de conduite et avancement de la maladie n’a pas fait l’objet d’un grand nombre d’études. Duchek et al.ont réalisé une étude longitudinale sur deux ans, avec une évaluation des performances cognitives et une évaluation des capacités de conduite sur route tous les six mois, sur 58 conducteurs âgés sains (CDR = 0), 21 patients en stade de démence légère (CDR = 0.5) et 29 patients en stade de démence modérée (CDR = 1). A la première évaluation de conduite, 41 % des patients avec CDR = 1, 14 % des patients avec CDR = 0.5 et 3 % des contrôles ont reçu une évaluation négative de conduite ; ils ont donc reçu la recommandation de cesser la conduite et ne sont donc pas revenus à la seconde évaluation. Ce premier résultat indique que presque la moitié des patients avec démence modérée conduisait jusqu’à cette évaluation, alors qu’ils ont été considérés comme dangereux lors de l’étude et que c’est le cas pour 15 % des patients en stade léger. Au cours du suivi longitudinal, les auteurs ont observé une détérioration de la performance dans les trois groupes, mais cette altération était plus importante au sein des deux groupes de patients et significativement plus importante dans le groupe des patients en stade léger (CDR = 0.5). Il est donc important de se focaliser sur cette tranche de patients qui ne présentent pas de déclins cognitifs très marqués, mais dont les capacités de conduite peuvent rapidement se détériorer. Dubinsky et al. ont également montré que si, à un niveau de démence modéré (CDR = 1), le risque d’accident est relativement bien établi, il en est tout autrement pour les stades précoces (CDR = 0.5), pour lesquels les résultats sont à étudier au cas par cas, et que les généralisations ne sont pas possibles.