Problématique et Hypothèses

La conduite automobile est une activité pratiquée par des millions de personnes de manière banale et routinière. Il s’agit cependant de l’une des activités de la vie quotidienne les plus complexes. Elle requiert une alternance continuelle entre des processus automatiques, ou du moins automatisés et des processus qui doivent rester sous contrôle attentionnel et exécutif. En outre, nous avons évoqué au cours du premier chapitre que le contrôle exécutif représentait un ensemble organisé de fonctions cognitives, dont le rôle principal est de permettre une adaptation du sujet aux situations complexes ou nouvelles et qui interviennent lorsque des routines d’action ne peuvent suffire à gérer la situation en cours. Cette définition correspond tout à fait à ce qui intervient en situation de conduite automobile. Nous nous sommes également penchés sur les évolutions démographiques annoncées pour les décennies à venir. L’inéluctable vieillissement de la population et l’amélioration générale de l’état de santé des séniors, ainsi que l’augmentation générale de la densité du trafic routier, entrainent un accroissement important de l’intérêt porté aux recherches sur les conducteurs vieillissants.

Deux autres points essentiels ont été abordés au cours de cette présentation théorique. Nous avons évoqué les effets du vieillissement normal et du vieillissement pathologique sur le système cognitif, en s’intéressant à une démence dégénérative particulière, la maladie d'Alzheimer. Le fonctionnement exécutif a été relativement bien exploré dans le vieillissement normal et pathologique et, bien qu’il subsiste encore des débats sur la nature des dysfonctionnements observés, les recherches s’accordent globalement pour dire que le vieillissement normal s’accompagne d’altérations légères mais observables du fonctionnement exécutif, s’exprimant principalement par des ralentissements et que la Maladie d'Alzheimer entraîne des altérations importantes des fonctions exécutives, même à des stades très précoces de démence. Ces troubles sont clairement distinguables de ceux observés dans le vieillissement normal et ne peuvent pas être considérés comme un continuum du vieillissement normal.

Différents modèles du contrôle attentionnel d’abord, puis du fonctionnement exécutif ont pu être proposés au cours du développement des recherches en psychologie cognitive. Nous avons choisi de nous attacher à un modèle particulier, celui de Miyake et al.qui considèrent que le système exécutif est un système global à la fois unitaire, mais qui se décompose en différentes fonctions, dites « exécutives », la flexibilité mentale, la mise à jour des informations en mémoire de travail et l’inhibition des réponses automatiques ou des informations non pertinentes. Ce modèle n’a, à notre connaissance, jamais été mis en relation avec l’activité de conduite pour expliquer comment le contrôle exécutif prend en charge cette activité. Cependant, il nous semble intéressant de supposer que ces trois fonctions indépendantes mais reliées sont indispensables à une gestion correcte et sécuritaire de la conduite automobile. En effet, la conduite automobile consiste, pour les conducteurs expérimentés, en une alternance de “séquences comportementales stéréotypées” (processus automatiques), d’“épisodes de vérification consciente” (processus contrôlés) et de “transitions occasionnelles vers un contrôle de l’action basé sur la connaissance (déclarative)” . Ce sont les fonctions exécutives qui permettent ces transitions entre les différentes séquences de comportement. Chez le conducteur expérimenté, des apprentissages procéduraux (implicites) se sont mis en place et la conduite s’automatise, sauf dans des cas particuliers (conduite de nuit, par mauvais temps…) où il y a un retour à un contrôle attentionnel, avec des vérifications conscientes des actions. Pour la majorité des conducteurs, cette gestion entre les processus automatiques et contrôlés, gérée par le système exécutif, se fait de manière correcte et habituelle. Cependant, les conducteurs âgés ou présentant certains troubles neurologiques sont-ils tout aussi capables d’effectuer cette gestion exécutive de la situation ?

Par ailleurs, le lien entre troubles exécutifs et conduite automobile n’a été finalement que peu exploré dans les recherches actuelles. L’accent est souvent placé sur la mise au point d’outils permettant une évaluation fiable et rapide de la performance de conduite. Jusqu’à présent la plupart des recherches insistent sur le fait qu’il n’existe aucun moyen de prédire la performance et la capacité effective d’un conducteur à conduire de manière sécuritaire à partir d’un test neuropsychologique ou même à partir d’une batterie de tests. La seule mesure efficace reste aujourd’hui la mise en situation de conduite. Cependant, avant de pouvoir offrir ces outils fiables et rapides d’évaluation de la conduite, la communauté scientifique doit encore faire des efforts pour mieux comprendre les mécanismes impliqués dans le vieillissement normal et pathologique qui peuvent rendre la conduite non sécuritaire. Notre travail de thèse s’inscrit dans le cadre de ces recherches qui devraient permettre de mieux comprendre en quoi consiste précisément les mécanismes cognitifs impliqués dans l’activité de conduite et comment ils se détériorent dans le vieillissement normal et pathologique.

La neuropsychologie a bien souvent cherché à comprendre des mécanismes fondamentaux, tels que la mémoire, le langage, ou le fonctionnement frontal ou exécutif, à partir de l’étude des conséquences de l’altération de ces mécanismes, cette altération pouvant par exemple être provoquée chez l’animal ou observée chez l’homme dans le cas de pathologies acquises ou dégénératives, comme la maladie d'Alzheimer. Afin de mieux comprendre comment les fonctions exécutives interviennent dans la conduite automobile et quel est leur rôle spécifique dans cette tâche, nous avons décidé de nous placer dans la méthodologie neuropsychologique afin de mettre en évidence comment, dans le cas de troubles légers (vieillissement normal) et modérés (vieillissement pathologique) du fonctionnement exécutif, des situations mettant en jeu les fonctions exécutives pouvaient être gérées par les conducteurs.

Notre hypothèse générale est que, en raison de modifications du système exécutif induites par le vieillissement normal et pathologique, des conducteurs âgés auront des difficultés à réaliser des tâches en situation de conduite impliquant les fonctions exécutives mais qu’ils pourront compenser ces difficultés par la mise en œuvre de stratégies variables, ce qui ne sera pas le cas pour des conducteurs en stade précoce de maladie d'Alzheimer.

Le cadre théorique proposé par Miyake et al. (2000) a été retenu pour mettre au point ces situations de conduite. En effet, nous avons élaboré quatre scénarii de conduite mettant en jeu spécifiquement l’une des trois composantes exécutives, de flexibilité, de mise à jour et d’inhibition, ainsi qu’une quatrième situation plus globale de conduite qui intègre les trois composantes. C’est dans le cadre de la simulation de conduite que cette mise en situation a été réalisée. En effet, le simulateur de conduite est un outil innovant qui nous a permis de proposer des situations complexes ne pouvant pas être reproduites en réalité, dans un contexte de reproductibilité fiable et de contrôle de la situation. Chaque situation de conduite devait ainsi être réalisée à l’aide du simulateur de conduite de l’INRETS, dont les caractéristiques seront détaillées dans la partie expérimentale qui suit.

Nous formulons donc six hypothèses à partir de notre hypothèse générale et du cadre méthodologique choisi :

Hypothèses sur l’évaluation neuropsychologique des fonctions exécutives :

Hypothèses sur l’évaluation des fonctions exécutives en situation de conduite :

Hypothèses sur la situation de conduite de tourne-à-gauche sur simulateur :

Afin de mettre à l’épreuve ces hypothèses, un protocole expérimental combinant une évaluation précise des fonctions exécutives et une mise en situation en conduite automobile a été mis au point. Ce protocole a impliqué trois groupes expérimentaux, constitués de participants jeunes, âgés et de patients en stade précoce de maladie d'Alzheimer. Les évaluations neuropsychologiques du fonctionnement exécutif ont été réalisées à partir d’une batterie de tests élaborée par le Groupe de réflexion sur l’évaluation des Fonctions Exécutives , complétée par plusieurs tests d’évaluation de chacune des trois composantes, la flexibilité mentale, la mise à jour des informations en mémoire de travail et l’inhibition.

Les situations de conduite impliquant chacune des trois composantes, ainsi que la situation globale de tourne-à-gauche ont été mises au point sur le simulateur de l’INRETS, dont les caractéristiques sont présentées dans la partie suivante.