2.3. Inhibition

Enfin, la composante d’inhibition en situation de conduite a été évaluée par l’expérimentation au cours de laquelle les participants devaient conduire sur une route nationale ponctuée d’intersections avec des barrières de passages à niveaux, signalées par un message qu’il fallait parfois inhiber. Pour cette composante, les résultats n’indiquent pas de différences entre les conducteurs jeunes et les conducteurs âgés. En effet, ces derniers ne font pas plus d’erreurs de gestion des barrières non cohérentes que les conducteurs jeunes. Ces résultats ne sont pas en accord avec ceux que nous avons obtenus dans l’évaluation neuropsychologique de l’inhibition. En effet, les résultats au test de Stroop indiquaient que les participants âgés étaient significativement plus lents que les jeunes. Ces résultats sont d’ailleurs confirmés par un certain nombre d’études qui ont montré que le test de Stroop était sensible aux effets du vieillissement . Nos résultats dans l’évaluation neuropsychologique indiquent donc que la capacité d’inhibition contrôlée commence à se dégrader dans le vieillissement normal. Dans ce cas, pourquoi n’avons-nous pas trouvé de différences entre les jeunes et les âgés dans l’expérience sur simulateur de conduite ? Plusieurs hypothèses peuvent être émises pour répondre à cette interrogation.

Une première hypothèse repose sur le type de variable utilisé dans l’expérience sur simulateur. En effet, lors de cette expérimentation, les données enregistrées pour évaluer les capacités d’inhibition étaient exprimées en nombre d’erreurs. Pour cette tâche, nous n’avons pas pu enregistrer de temps de réaction. Cette analyse réalisée sur une variable discrète doit donc être interprétée avec quelques précautions et si les différences ne ressortent pas statistiquement significatives, ceci peut être dû au faible taux d’erreurs global obtenu par les participants.

Cependant, lorsqu’on différencie les erreurs « Stop à une barrière ouverte » des erreurs « Go à une barrière fermée », le premier type d’erreurs apparaît statistiquement différent entre conducteurs jeunes et conducteurs âgés, les âgés ayant effectué significativement plus d’erreurs que les jeunes. C’est lorsque l’on regroupe les deux types d’erreurs que les différences ne sont plus significatives. Il semblerait donc bien que l’inhibition contrôlée mesurée avec les deux types d’erreurs, dans cette situation particulière de conduite, ne soit pas dégradée dans le vieillissement normal.

La seconde hypothèse qui peut être avancée concerne l’idée du ralentissement général qui pourrait intervenir dans le vieillissement . En effet, dans la tâche d’inhibition mesurée par le test de Stroop, la variable dépendante est le temps de réponse, alors que dans la tâche d’inhibition en situation de conduite, nous avons enregistré des taux d’erreurs. La composante de ralentissement pourrait donc expliquer les différences obtenues entre jeunes et âgés au test de Stroop. Selon cette hypothèse, il serait donc possible d’observer des différences entre jeunes et âgés dans la tâche d’inhibition en conduite si l’on utilisait comme variable des temps de réponse, ce qui n’a pas été possible dans le cadre de cette étude sur simulateur.

Cependant, d’une part, notre analyse sur le test de Stroop tenait compte de la vitesse de dénomination de base et d’autre part l’analyse de régression que nous avons réalisée sur les résultats au Stroop, dans le vieillissement normal, indique que la vitesse d’exécution n’est pas une variable explicative satisfaisante pour le modèle. Ce n’est pas le ralentissement cognitif qui peut expliquer les différences entre jeunes et âgés au test de Stroop, mais bien une difficulté d’inhibition. Les différences de résultats entre les deux mesures de l’inhibition ne peuvent donc pas s’expliquer exclusivement par une différence dans le type de variable utilisé.

Enfin, une troisième hypothèse peut être proposée pour expliquer nos résultats. En effet, nous avons retenu pour notre étude la distinction entre deux types d’inhibition, l’inhibition automatique et l’inhibition contrôlée car plusieurs études ont montré que l’inhibition automatique n’était pas sensible aux effets de l’âge, contrairement à l’inhibition contrôlée . Nous avons focalisé notre étude uniquement sur les processus d’inhibition contrôlée car en situation de conduite, ce sont majoritairement des processus d’inhibition contrôlée qui semblent intervenir. Par conséquent, l’épreuve neuropsychologique choisie était une épreuve d’inhibition contrôlée, le test de Stroop, et l’expérience en conduite impliquait également une inhibition contrôlée du signal non pertinent.

Cependant, il est possible de distinguer au sein même de la capacité d’inhibition contrôlée, deux processus distincts, (1) le processus d’inhibition des informations non pertinentes et (2) le processus d’inhibition des actions automatiques ou prédominantes. Le test de Stroop mesure la capacité à inhiber une action automatique, puisqu’il s’agit d’inhiber l’activité de lecture du mot, qui est une activité très automatisée, au profit de la dénomination de couleur, qui est plus inhabituelle. En revanche, dans la situation de conduite, il s’agissait non pas d’inhiber une action, mais une information non pertinente. En effet, le participant devait inhiber le message non pertinent afin d’adapter son comportement face à la barrière. D’ailleurs, Hasher, Zacks et May ont suggéré que l’inhibition pouvait être scindée en trois fonctions distinctes, une fonction d’accès, une fonction de suppression et une fonction de restriction. Les fonctions d’accès et de suppression ont pour rôle, respectivement d’empêcher l’accès initial en mémoire de travail d’informations qui ne sont pas pertinentes et de supprimer les informations présentes en mémoire de travail qui sont devenues non pertinentes lorsque la tâche a changé. La troisième fonction a pour rôle de réprimer une réponse forte ou dominante qui est déclenchée par des indices familiers mais qui n’est pas pertinente pour le traitement de la tâche en cours de réalisation. Les deux premières fonctions interviennent donc pour empêcher l’accès d’informations en mémoire de travail, la dernière intervient donc pour réprimer une action automatique non adaptée. Il est donc possible que l’inhibition des actions soit atteinte dans le vieillissement, mais pas l’inhibition des informations. Dans la littérature disponible sur l’inhibition, la distinction inhibition des actions / inhibition des informations est souvent décrite, cependant à notre connaissance, aucune étude ne s’est spécifiquement intéressée aux évolutions de ces deux types d’inhibition dans le vieillissement normal. Nos résultats semblent indiquer qu’il y aurait donc une préservation de la capacité à inhiber volontairement des informations, alors que la capacité à inhiber volontairement une action serait altérée. Il serait donc intéressant de mettre au point un protocole expérimental qui permettrait de tester cette hypothèse de manière plus systématique. Dans l’activité de conduite, les deux processus qui viennent d’être décrits sont impliqués. En effet, l’activité de conduite requiert que le conducteur soit capable d’inhiber les informations de l’environnement qui ne sont pas pertinentes pour ne traiter que celles qui le sont. Le conducteur doit également être capable d’inhiber des comportements automatiques qui ne sont pas adaptés pour la situation en cours. Notre expérimentation sur simulateur pourrait ainsi être modifiée afin de mettre en évidence les capacités d’inhibition d’une action automatique, avec par exemple un paradigme de type Go/ No Go.