2.4. La situation de tourne-à-gauche

Concernant le vieillissement normal, nous avons émis une dernière hypothèse qui porte sur la conduite sur simulateur avec mise en situation de tourne-à-gauche. Selon cette hypothèse, pour les conducteurs âgés sains, les légères dégradations du fonctionnement exécutif devaient entrainer une augmentation du score de pénalité mesuré dans la situation de manœuvre en tourne-à-gauche.

Les résultats indiquent que les participants âgés ont obtenu un score de pénalité global effectivement plus élevé que celui des jeunes, indiquant qu’ils ont réalisé plus d’erreurs dans leur comportement de tourne-à-gauche. Cependant, ce score reste globalement faible et les âgés ont réalisé assez peu d’erreurs lors de ces manœuvres de tourne-à-gauche qui étaient protégées par les feux de signalisation. Paire-Ficout et al.rappellent d’ailleurs que les intersections les plus sécuritaires sont celles comportant des feux tricolores et que les difficultés des conducteurs âgés concernent plus souvent les intersections non protégées. Cependant, bien que les intersections présentées dans notre expérimentation étaient protégées par une voie spécifique pour tourner à gauche, le système de feux tricolores, lui, n’était pas spécifique pour le tourne-à-gauche, ce qui a mis les participants dans une situation où ils devaient croiser le trafic en sens inverse et se retrouvaient donc en situation de tourne-à-gauche semi-protégé.

Si l’on s’intéresse maintenant aux types d’erreurs réalisés, on observe que la moitié des erreurs des âgés concerne l’insertion dans le trafic (2.43 sur un score global de 4.78 en moyenne), alors que la pénalité d’insertion représentait au maximum neuf points sur les 43, soit un cinquième du total des pénalités. Cette pénalité d’insertion était attribuée lorsque le conducteur ne s’insérait pas en cas de gap long ou qu’il s’insérait de manière dangereuse en cas de gap court. Il s’agissait donc d’une situation de prise de décision sous contrainte temporelle, puisqu’il fallait que l’insertion soit réalisée pendant la période où les feux tricolores étaient au vert. Ces résultats vont dans le sens de ceux obtenus par Pietras et al.qui ont montré que des adultes âgés présentaient des difficultés à définir le moment où il était possible de s’insérer dans un trafic et le moment où ce n’était plus possible.

En outre, dans notre étude, aucun participant âgé ne s’est mis en situation d’accident en coupant un flot en gap court. Les erreurs étaient essentiellement réalisées par excès de prudence, c'est-à-dire que les participants s’arrêtaient même lorsque le flot de véhicules était suffisamment espacé pour permettre le passage du véhicule. Cet effet a également été démontré par Caird et Hancock qui ont montré que les conducteurs âgés ont besoin d’un gap plus long que des conducteurs jeunes pour accepter d’effectuer une manœuvre de tourne-à-gauche.

Ce type d’erreur peut donc être rapproché de celles réalisées par les participants dans la situation de conduite avec les barrières de passages à niveau, où les erreurs des participants âgés étaient surtout des erreurs d’arrêts aux barrières ouvertes (avec message « Stop »). Les conducteurs s’arrêtaient par excès de prudence, tout comme dans la situation de tourne-à-gauche, ils ne traversaient pas le flot de véhicules par excès de prudence et préféraient attendre que tous les véhicules soient passés. Afin de pallier cet inconvénient méthodologique, il serait intéressant de placer les participants dans la même situation de tourne-à-gauche, mais avec des véhicules derrière le conducteur-sujet, ce qui augmenterait la pression temporelle de passage aux feux. En effet, une réaction relativement fréquente de la part des conducteurs âgés était de vérifier dans leur rétroviseur que personne n’attendait derrière le véhicule, ce qui leur permettait d’effectuer la manœuvre dans le laps de temps qu’ils désiraient.

Par ailleurs, les analyses de corrélations que nous avons réalisées à partir du score global de pénalités, indiquent que ce score est significativement corrélé aux variables de flexibilité et de mise à jour, mesurées en situation de conduite, mais pas à celle d’inhibition mesurée également en situation de conduite. Plus les participants avaient des performances dégradées dans les situations de conduite avec flexibilité ou mise à jour, plus leur score global de pénalités dans l’expérience de tourne-à-gauche était important. Il est cependant regrettable que les sous-scores de pénalités aient été trop faibles pour permettre une analyse statistique fiable des corrélations avec les autres variables mesurées, ce qui aurait par exemple permis d’évaluer dans quelle mesure l’inhibition était impliquée dans le comportement de suivi du véhicule. En effet, l’erreur de suivi de véhicule n’est arrivée que très rarement chez les participants jeunes et âgés sains. Il s’agissait d’une erreur grave montrant certainement un défaut d’inhibition important. Il aurait donc été intéressant de réaliser une mesure plus fine des erreurs d’inhibition qui peuvent être réalisées dans une situation de tourne-à-gauche et qui sont moins graves, donc peut-être plus fréquentes. Ceci aurait permis d’obtenir une évaluation plus sensible de l’inhibition et cette mesure aurait pu être comparée à la variable d’inhibition. Une telle situation de conduite impliquant une forme d’inhibition plus fine pourrait consister par exemple à placer des panneaux routiers ne concernant pas le véhicule du participant (exemple : sens interdit pour les bus) sur la voie où le participant doit tourner. Cette situation devrait entrainer la nécessité d’inhiber le message non pertinent, ou dans le cas d’un déficit d’inhibition, une difficulté à prendre la décision de tourner à gauche malgré la présence conflictuelle simultanée d’une voie spécifique pour tourner à gauche et du panneau sens interdit.

En résumé, cette situation de tourne-à-gauche en milieu urbain est une situation qui met bien en jeu deux des trois fonctions exécutives supposées, la mise à jour et la flexibilité. En ce qui concerne la composante d’inhibition, nos résultats ne permettent pas de conclure que cette variable est impliquée, cependant, il serait intéressant de proposer une mesure quantitative plus sensible de l’inhibition non seulement dans cette situation de tourne-à-gauche, mais aussi dans l’expérience d’inhibition qui a été discutée plus haut.