2.4. La situation de tourne-à-gauche

La troisième et dernière hypothèse que nous avons proposée concernant la conduite dans la maladie d'Alzheimer porte sur la situation de tourne à gauche. Les conducteurs en stade précoce de maladie d'Alzheimer devaient présenter un score de pénalité dans la situation de tourne à gauche plus important que celui des conducteurs âgés sains.

Les résultats que nous avons obtenus pour la situation de tourne à gauche sont en accord avec cette dernière hypothèse. En effet, les conducteurs en stade précoce de maladie d'Alzheimer ont un score de pénalité de 8.83 en moyenne, ce qui représente le double du score des conducteurs âgés sains (4.78 en moyenne). Malgré la faible taille de notre échantillon de patients (seuls six patients ont pu réaliser la situation de tourne à gauche complète, en raison de sensations du mal du simulateur), il nous semble que la puissance statistique du test non paramétrique de Mann-Whitney soit suffisante pour indiquer que ce résultat est statistiquement significatif (p < 0.01).

Dans le vieillissement normal, la moitié du score global de pénalité consistait en des erreurs d’insertion dans le trafic. Ce n’est pas le cas pour les patients en stade précoce de maladie d'Alzheimer. En effet, ils ont réalisé quasiment le même nombre d’erreurs d’insertion que les témoins âgés, ce qui est tout de même un score important, mais qui ne peut pas être expliqué par un déficit spécifique de la maladie d'Alzheimer.

Par ailleurs, nous nous attendions également à ce que les patients réalisent significativement plus d’erreurs de suivi de véhicule 6 , en raison de leurs déficits d’inhibition. Ce sous-score n’apparaît cependant pas significatif entre patients et contrôles âgés. Ce résultat peut s’expliquer par le fait que les patients ont eu plus de difficultés que les âgés dans la gestion de la conduite : ils roulaient beaucoup moins vite, ce qui a entrainé que lorsque le feu passait au vert, ils étaient souvent en retrait de l’intersection et le véhicule placé devant redémarrait rapidement. Ils étaient donc un peu trop loin derrière pour que cela entraîne un comportement automatique de suivi.

En revanche, deux autres sous-scores de pénalité sont apparus significatifs : le sous-score de vérification des rétroviseurs et le sous-score de vérification des feux tricolores. Les patients ont significativement moins vérifié leurs rétroviseurs avant d’effectuer les changements de file et ils ont également réalisé significativement plus de traversées d’intersections sans vérification des feux tricolores. Ce second type d’erreurs pourrait être relié aux déficits de mise à jour des informations en mémoire de travail.

Cependant, le fait qu’ils aient réalisé à la fois des erreurs de vérification des rétroviseurs et des erreurs de vérification des feux tricolores peut également indiquer que les patients présentent en outre des déficits d’exploration visuelle. Dans une étude précédente , nous avions montré que des patients en stade débutant de maladie d'Alzheimer présentaient des troubles de l’exploration visuelle dans une situation réelle de conduite. Dans cette étude, l’exploration visuelle de dix patients en stade précoce de maladie d'Alzheimer et de dix témoins appariés a été mesurée dans une situation de conduite réelle sur trajet inconnu des participants. Les résultats ont montré que les patients avaient un regard assez figé sur l’exploration du devant de la scène routière avec significativement moins de regards portés sur les autres éléments importants de la scène routière.

En outre, notre présent travail montre que même lorsque la recherche d’informations dans l’environnement est indispensable pour une gestion correcte de la situation (vérification des rétroviseurs pour un changement de voies, vérification des feux tricolores), elle n’est plus correctement effectuée par les patients. Nous aurions pu penser que ce type d’exploration visuelle relevait de mécanismes automatisés, mais notre expérimentation montre que cette exploration visuelle de la scène reste sous le contrôle du système exécutif et peut donc être soumise aux évolutions dues au vieillissement cognitif pathologique.

C’est notamment ce qu’indiquent Fisk et Sharp qui avaient montré, à l’aide d’une tâche de laboratoire, que des patients en stade précoce de maladie d'Alzheimer avaient des troubles visuospatiaux et que ces troubles étaient spécifiquement reliés aux déficits exécutifs dont souffraient les patients. Rainville et Passini indiquent également que les fonctions exécutives jouent un rôle important dans les processus visuospatiaux et en particulier lorsque le patient doit se déplacer en milieu non familier.

Cependant, les études portant sur les troubles visuospatiaux sont en général réalisées plutôt sur des trajets piétons et à notre connaissance peu d’études se sont spécifiquement intéressées aux effets des troubles visuospatiaux en conduite. Il serait donc intéressant de prendre en compte ces troubles visuospatiaux et de les mettre en lien avec les déficits exécutifs afin d’évaluer le rôle joué par ces deux systèmes dans l’activité de conduite. Il semblerait ainsi que les études utilisant les paradigmes des labyrinthes puissent apporter des connaissances intéressantes. En effet, plusieurs études ont montré que les performances de résolution de labyrinthes étaient corrélées aux performances de conduite, qu’elles étaient été mesurées par auto-évaluation ou par une évaluation sur route réelle .

En conclusion, les résultats que nous avons obtenus à l’aide de nos différents protocoles sur simulateur de conduite, indiquent que les patients en stade précoce de maladie d'Alzheimer présentent des déficits des trois composantes exécutives, de flexibilité, de mise à jour et d’inhibition, qui se traduisent par des performances dégradées dans les situations de conduite que nous avons mises au point. Nos résultats nous permettent de conclure que ces scénarios de conduite simulée sont suffisamment sensibles pour mettre en évidence des déficits exécutifs particuliers. En outre, ces différentes situations de conduite nous ont également permis d’observer des comportement particuliers de la part des conducteurs déments, que nous n’aurions pas pu observer dans une évaluation neuropsychologique des fonctions exécutives. En effet, d’une part les patients ont présenté des difficultés à réaliser les tâches, même lorsqu’elles n’étaient pas sous pression temporelle, et d’autre part nous avons observé des comportements spécifiques de ralentissement, voire de freinage, que nous n’avons pas observé chez les participants âgés. Bien que notre étude n’ait par pour objectif de proposer une évaluation de la compétence de conduite des participants, elle permet tout de même de suggérer qu’il existe des situations basiques de conduite qu’il serait intéressant d’évaluer chez des conducteurs âgés pour qui l’on soupçonne des troubles de la capacité de conduite.

Notes
6.

Erreur de suivi de véhicule : conducteur qui suivait le véhicule qui était devant lui dans la voie pour tourner à gauche, sans vérifier que la voie était libre pour pouvoir lui aussi tourner.