0.6.4. La théorie de l’esprit et l’attention conjointe

Selon les modèles de la coalition émergente expliqués un peu plus haut, les difficultés d’acquisition des enfants autistes au niveau du lexique, proviendraient d’un déficit socio-pragmatique. Ce déficit les empêcherait, partiellement ou totalement selon les cas, d’utiliser les indices socio-pragmatiques qui facilitent chez les enfants normaux l’établissement d’un lien entre le mot et l’objet auquel il réfère, en leur permettant de détecter les intentions des locuteurs (Bloom 2000, Hirsh-Pasek & Golinkoff 1996/1999, Tomasello 2003, Hennon, 2002). Une des questions qui intéressent les recherches actuelles est de savoir si ce qui sous-tend cette capacité socio-pragmatique chez les enfants normaux est la théorie de l’esprit ou un mécanisme précurseur plus simple.

Selon Simon Baron-Cohen (1995) le mécanisme de la théorie de l’esprit n’apparaît pas d’un coup à l’âge de 4 ans (âge auquel les enfants DT passent avec succès le test de fausse croyance). Il se développe progressivement à partir d’autres mécanismes sous-jacents.

Figure 2: Le modèle de la théorie de l’esprit (Baron-Cohen, 1995)
Figure 2: Le modèle de la théorie de l’esprit (Baron-Cohen, 1995)

Baron-Cohen suggère que chez le très jeune enfant, avant l’âge de 9 mois, deux modules sont en place : le détecteur d’intentionalité (ID8) et le détecteur de direction du regard (EDD9). Ces deux modules produisent des représentations dyadiques – du type A-vouloir ou voir-O – et leurs outputs sont transférés au mécanisme d’attention partagée (SAM10), qui est en place autour de l’âge de 18 mois. Le SAM produit des représentations triadiques. La représentation triadique inclut un élément enchâssé qui spécifie que autrui et soi-même regardent tous les deux le même objet. Le module de théorie de l’esprit (ToMM) se met en place sur la base de ces représentations triadiques, qui lui servent d’input. Il constitue un ensemble complexe de concepts d’états mentaux et de règles qui sont destinés à lier ces représentations de concepts d’états mentaux avec d’autres représentations mentales et avec les comportements dans le monde.

Il semble que la théorie de l’esprit et l’acquisition du langage soient intimement liées. Mais il est important de noter que ce n’est pas nécessairement la théorie de l’esprit elle-même (pace Bloom 2000) qui facilite l’acquisition du langage mais tous les mécanismes précurseurs (ID, EDD et SAM) qui se développent conjointement à l’apprentissage du langage. En effet, les tests de fausse croyance (théorie de l’esprit) sont réussis chez les enfants normaux entre l’âge de 4 et 5 ans. Or c’est autour de l’âge de 18 mois que les enfants normaux commencent à utiliser les indices socio-pragmatiques. On remarque à cet âge-là une accélération au niveau de l’acquisition lexicale. Comparons le développement de l’acquisition lexicale et de la théorie de l’esprit à l’aide du tableau 3 :

Tableau 3 : Chronologie comparée de l’acquisition lexicale et du développement de la théorie de l’esprit chez les enfants normaux (Reboul 2004, 2007)
Âge Acquisition lexicale Acquisition de la théorie de l’esprit
0 – 9 mois _ ID et EDD
9 – 18 mois 40 mots SAM
24 mois 311 mots Développement de ToM
30 mois 574 mots Développement de ToM
48 mois Développement du lexique Test de fausse croyance
60 mois Développement du lexique Test des contextes opaques

Avant 9 mois, l’acquisition lexicale ne se manifeste pas encore, mais certains mécanismes précurseurs de la théorie de l’esprit sont déjà mis en place. Il s’agit du détecteur d’intentionalité (ID) et du détecteur de la direction du regard (EDD). Avant la mise en place de SAM (attention partagée), les enfants commencent à acquérir quelques mots (≈ 11 mois) grâce à un mécanisme basé sur EDD, l’attention conjointe, qui lui permet de suivre le regard de l’adulte. Le stade suivant, caractérisé par la mise en place de SAM (l’enfant suit le regard de l’adulte, puis opère un va-et-vient entre l’adulte et l’objet), voit une accélération de l’acquisition lexicale. Mais on est encore loin de la ToMM. D’après les travaux de Baron-Cohen (1995) si les enfants autistes sont capables de détecter l’intentionalité (ID) et la direction du regard (EDD), ils n’atteignent pas l’étape suivante à savoir l’attention partagée (SAM). Il semble que les enfants autistes soient capables de détecter la direction du regard, mais qu’ils ne manifestent pas spontanément d’attention conjointe – ils sont capables de suivre la direction du regard dans des situations d’expérimentation mais rarement en situation écologique. Ce serait l’absence de spontanéité de l’attention conjointe qui bloquerait l’attention partagée. C’est cette situation qui ralentit l’acquisition du langage.

Plutôt que de nous contenter de vérifier que les enfants autistes de notre étude n’ont pas acquis la théorie de l’esprit via les tests de fausse croyance, il serait intéressant de comparer l’évolution de l’acquisition lexicale et les capacités d’attention conjointe de ces enfants.

Enfin, nous voudrions revenir sur l’aspect longitudinal de l’étude qui consiste à suivre les mêmes enfants pendant une durée de 3 ans. Nous nous intéressons principalement, de ce point de vue longitudinal, à la façon dont les enfants progressent ou non au niveau langagier, sur les trois années. Nous étudions spécifiquement les similitudes ou les différences de cette progression éventuelle avec les différents stades d’acquisitions répertoriés chez les enfants normaux.

Notes
8.

ID = Intentionality Detector

9.

EDD = Eye Direction Detector

10.

SAM = Sahred Attention Mechanism