1.3.1.1.4 Le mécanisme de la théorie de l’esprit – ToMM (Theory of Mind Mechanism)

Le mécanisme de la théorie de l’esprit (ToMM : terme emprunté à Premack & Woodruff 1978) est la capacité à attribuer des états mentaux à soi-même et à autrui afin d’interpréter leurs comportements en termes d’états mentaux. Baron-Cohen (1995) s’appuie sur les travaux de Leslie (1994) pour en décrire le mécanisme. La théorie de l’esprit permet d’inférer des états mentaux à partir des comportements et vice-versa, alors que les trois autres mécanismes permettent de lire le comportement en termes d’états mentaux volitionnels (désir et but) et d’interpréter la direction du regard en termes d’états mentaux perceptifs (par exemple voir). Les trois premiers mécanisme permettent de faire l’expérience de l’attention partagée, mais une théorie de l’esprit implique davantage.

La ToMM a la double fonction de représenter l’ensemble des états mentaux épistémiques (faire semblant, penser, savoir, croire, imaginer, rêver, deviner et tromper) et de rassembler tout ce savoir mentaliste en une théorie utilitaire (Baron-Cohen, 1995), la théorie de l’esprit, qui permet de relier tous les concepts d’états mentaux (volitionnels, perceptifs et épistémiques) en une explication cohérente des rapports entre états mentaux et actions.

La première fonction de la ToMM est de traiter les représentations des attitudes propositionnelles de la forme suivante :

[agent – attitude – « proposition »]

Emma – pense – « la bille est dans le sac».

Leslie (Leslie & Thaiss, 1992 ; Leslie & Roth, 1993) les appelle les M-representations (méta-représentation, i.e., représentation de représentation). Elles sont indispensables pour se représenter les états mentaux épistémiques (cf. aussi Frith, 1989a). Dans ce cas, en effet, l’attitude propositionnelle peut être fausse alors que la M-representation dans son ensemble reste vraie. Prenons l’exemple suivant :

Emma pense que le livre est dans le sac.

Le livre peut ne pas être dans le sac sans pour autant que la phrase dans son ensemble soit fausse. En effet si Emma pense vraiment que le livre est dans le sac, (elle ne sait pas qu’il n’y est pas), alors la M-representation est vraie. La ToMM permet l’opacité référentielle qui est la propriété essentielle des états mentaux épistémiques, propriété qui permet de suspendre les relations de vérité qui caractérisent les propositions. Le plus simple pour examiner l’opacité référentielle (terme introduit par le philosophe Gottlob Frege au tournant du XX° siècle) est d’examiner un exemple. Comme on le sait, Stendhal est le pseudonyme d’Henri Beyle, i.e., Stendhal et Henri Beyle réfèrent au même individu (ce sont des expressions coréférentielles). Dans la plupart des contextes linguistiques, la substitution de deux expressions coréférentielles ne change rien à la vérité de la phrase. Ainsi, si la phrase (1) est vraie, la phrase (2) l’est aussi :

(1) Stendhal a écrit Le Rouge et le noir.

(2)Henri Beyle a écrit Le Rouge et le noir.

Cependant, dans certains autres contextes, dits contextes opaques, la substitution de termes coréférentiels peut changer la valeur de vérité de la phrase. C’est le cas dans toutes les phrases dans lesquelles le locuteur attribue un état mental — en général la croyance — à une tierce personne (cf. (3) et (4) ci-dessous). Ainsi, si l’on substitue à Stendhal dans la phrase (3) le nom Henri Beyle, obtenant ainsi la phrase (4), il peut se faire que (3) soit vraie et (4) fausse, vice-versa :

(3)Pierre croit que Stendhal a écrit Le Rouge et le noir.

(4)Pierre croit qu’Henri Beyle a écrit Le Rouge et le noir.

La phrase (4) peut être fausse même si Stendhal et Henri Beyle sont la même personne. Elle le sera, tout simplement, si Pierre ne sait effectivement pas que Stendhal est Henri Beyle et qu’il ne le reconnaît pas en tant que tel. Dans ce cas, le terme croit caractérise l’attitude (le type d’état mental) que Pierre a vis-à-vis de la proposition et c’est la M-representation qui doit être jugée comme vraie ou fausse.

La deuxième fonction de ToMM, rassembler tout ce savoir mentaliste en une théorie utilitaire, permet de prédire et d’interpréter les comportements sociaux rapidement.Leslie (1987) avance que le « faire semblant » impliqué dans le jeu symbolique est un des premiers états mentaux épistémiques que le jeune enfant arrive à comprendre et qu’il marque donc le début de ToMM. Entre 18 et 24 mois, l’enfant commence à « faire semblant » et reconnaît le « faire semblant » des autres. Cela change la qualité de ses jeux. Entre 36 et 48 mois, les enfants commencent à comprendre « savoir » et montrent qu’ils saisissent que « voir mène à savoir » (Pratt & Bryant, 1990). C’est aussi le moment où ils assimilent que l’on peut penser vrai (avoir une croyance vraie) et penser faux (c’est-à-dire avoir une croyance fausse) (Wellman, 1990 ; Perner, 1991). Cette capacité facilite la compréhension des histoires de tromperies auxquelles les enfants sont confrontés, notamment dans les contes de fées.