2.1.2 Avantages et limites du modèle du code

L’idée que la communication verbale repose sur un processus d’ encodage-décodage est une idée séduisante mais quelque peu réductrice. En effet, cette idée, bien qu’elle soit à l’origine de nombre de théories différentes – notamment celles des fonctions du langage de Jakobson (1960) –, n’a jamais été prouvée expérimentalement. Il ne s’agit encore aujourd’hui que d’une hypothèse, avec ses mérites et ses limites.

Le principal mérite du modèle du code est qu’il est explicatif. C’est une théorie simple qui permet de décrire, avec un succès apparent, la façon dont une pensée peut être encodée et décodée afin d’être transmise à autrui via la langue et qui a le mérite de rencontrer les intuitions des locuteurs.

Néanmoins, pour être crédible, ce modèle doit satisfaire les conditions qu’il s’impose à lui-même : ainsi il affirme que les langues humaines sont des codes. Cette vision implique une relation bi-univoque entre un mot et le concept que l’on souhaite exprimer. A chaque mot, ou plus largement à chaque expression linguistique, correspond un sens et, inversement, à chaque sens correspond un mot ou expression. Or ce rapport bi-univoque est manifestement incompatible avec la réalité linguistique, pour diverses raisons, dont la plus évidente est l’ambiguïté fréquente des expressions linguistiques. Considérons les exemples suivants :

(1) Ce poisson était très bon.

(2) Elle a appelé au bon numéro ?

(3) Dieu est bon.

(4) Il a reçu un bon coup.

La notion exprimée par l’adjectif bon dans ces différentes phrases n’est pas la même. En effet, dans l’exemple (1), l’adjectif bon fait référence à la qualité gustative du poisson, dans l’exemple (2) il réfère à l’exactitude du numéro de téléphone, dans le troisième exemple à la bienveillance de Dieu et en (4) à la force du coup. Dans ces quatre exemples, le même adjectif est utilisé, mais l’idée à laquelle il renvoie n’est pas la même selon les différents contextes où il apparaît25.

Ce n’est cependant pas le seul problème que rencontre la théorie de la communication (et le modèle du code qui la sous-tend), comme le montre l’exemple suivant :

(5) Léo : « Allons déjeuner dans le petit restaurant du coin de la rue ».

Emma : « J’ai déjà mangé ».

Léo : « Tant pis, ce sera pour une autre fois ».

Ce que dit Emma en (5) peut paraître une réponse inadéquate à la proposition de Léo. En effet, l’énoncé d’Emma signifie littéralement qu’au moins une fois au cours de sa vie Emma a déjà mangé, ce que, d’une part, Léo sait probablement déjà, et qui, d’autre part, ne correspond explicitement ni à une réponse négative (« non merci ») ni à une réponse positive (« oui, allons-y »). Or, la réponse d’Emma constitue bien une réponse et c’est bien ainsi que Léo la reçoit. Ce qu’elle voulait dire, c’est qu’au moment où elle parle, elle a déjà déjeuné et qu’elle ne peut donc pas suivre Léo au petit restaurant au coin de la rue. Pour que Léo comprenne la réponse d’Emma, il doit inférer le message qu’elle lui communique par un processus inférentiel basé sur des informations implicites qu’il a sur le monde, notamment le fait qu’on ne déjeune qu’une seule fois au cours d’une journée. Lorsqu’il combine ces connaissances avec les données linguistiques, il est en mesure de comprendre ce qu’Emma souhaite lui signifier. Ainsi lorsque Emma lui dit qu’elle a déjà mangé, Léo en infère qu’elle ne viendra pas déjeuner avec lui dans le petit restaurant au coin de la rue.

Comme nous le voyons à travers cet exemple, le modèle du code ne suffit pas à expliquer comment la compréhension d’un énoncé s’établit entre le locuteur et le destinataire. Il faut se diriger vers un modèle inférentiel de la communication. Il n’est pas indispensable pour le locuteur d’encoder toutes les informations d’un message pour le communiquer à quelqu’un, il lui suffit juste de donner suffisamment d’indices de son intention informative. Si ces indices permettent dans la plupart des cas au destinataire de comprendre ce qu’on veut lui communiquer, ils permettent aussi d’expliquer pourquoi, de temps à autre, la communication échoue.

Ainsi, la théorie de la communication et le modèle du code qui la sous-tend se heurtent à trois obstacles :

  • L’ambiguïté linguistique, qui peut être d’origine lexicale ou syntaxique ;
  • La sous-détermination des énoncés provoquée par le fait que certaines informations ne sont pas transmises de façon explicite ;
  • Le fait que le malentendu, contrairement à ce que prédit le modèle du code, ne repose pas uniquement sur le « bruit » dans le canal de communication, mais peut découler du fait que certaines informations nécessaires au processus inférentiel ne sont pas communes aux interlocuteurs.

Notes
25.

On notera par ailleurs que bon peut aussi être une particule de discours (« bon, on y va ? »).