3.1.2 Des premiers mots aux premières combinaisons de mots (12-24 mois)

Comme nous l’avons dit plus haut, c’est à la fin de sa première année que l’enfant prononce ses premiers mots. Néanmoins, ce n’est pas parce que l’enfant commence à produire des mots que le babillage s’arrête. Il y a une période pendant laquelle les premiers mots et le babillage coexistent. De plus, il a été observé que les séquences phonologiques du babillage et des premiers mots présentent des similarités fortes. Ces similarités phonologiques et cette continuité entre le babillage et les premiers mots laisseraient entendre que le babillage serait un précurseur des premiers mots. Il est important de faire remarquer, qu’au niveau du lexique, la compréhension précède la production des premiers mots. Ainsi, Bloom (2000) montre par différentes expériences que l’enfant comprend une quinzaine de mots avant de produire ses premiers énoncés. Là, aussi, il existe de grandes différences entre les enfants. Cependant, malgré ces différences, il reste certain que les enfants comprennent quelques mots avant de pouvoir les produire.

Les premiers mots produits par l’enfant ne sont pas parfaits au niveau de l’articulation. En effet, l’enfant produit une forme simplifiée du mot qu’il souhaite prononcer. Ces formes simplifiées sont comprises par son entourage en fonction de la situation d’énonciation. Il apparaît ainsi que la pragmatique (et notamment la détection de l’intention communicative à un degré simple) est importante pour la communication avec l’enfant dès son plus jeune âge.

Il existe plusieurs types de procédés de simplification caractérisant la production lexicale précoce de l’enfant (exemples empruntés à Bertoncini et Boysson-Bardies, 2003) :

On retrouve certaines systématicités entre les langues. Ainsi Clark (2003) parle de phénomènes similaires entre l’anglais et le français. En revanche, Boysson-Bardies (1996) insiste sur le fait que la langue maternelle influence le type de simplifications rencontrées. Ainsi, dans les langues à accent tonique, il n’est pas rare de remarquer qu’un enfant ne prononce que la syllabe accentuée. En revanche, dans les langues non accentuées comme le français, l’enfant essaie de produire toutes les syllabes, voire à les redoubler.

C’est au cours de cette deuxième année que l’enfant construit le système phonologique de sa langue. L’enfant cherche les régularités de prononciation et il a tendance à les systématiser afin d’harmoniser ce qu’il dit. Boysson-Bardies (1996) cite Henry, un petit garçon de 22 mois qui est un bon exemple de la recherche de systématisation et d’harmonie en français. Le petit garçon ne prononce pas de la même façon la lettre m, placée en initiale selon le contexte consonantique qui suit. Ainsi pour dire monsieur il prononce /ponsieur/. Il remplace /m/ par /p/ qui est une consonne occlusive non-voisée car le /s/ qui suit est une consonne fricative non-voisée. De même, pour dire maison il prononce /baizon/, le /m/ est remplacé par un /b/ consonne occlusive voisée car le /z/ qui suit est une consonne fricative voisée. Cette recherche d’harmonisation consonantique montre que l’enfant n’enregistre plus les formes globales des mots mais qu’il considère maintenant les mots comme des structures relationnelles. Cette période est assez courte, les productions de l’enfant vont vite s’adapter.

En comparant plusieurs études longitudinales d’enfants apprenant des langues différentes, Clark (2003) relève quelques similarités sémantiques. En effet, les jeunes enfants parlent de ce qui les entourent, des objets et des jouets qu’ils peuvent toucher, mais aussi des personnes qui les entourent et qui prennent soins d’eux chaque jour. Ils nomment aussi les véhicules et les animaux, qui sont saillants pour eux de par leurs mouvements. Ils aiment également participer à la vie sociale et apprennent des mots associés à des routines comme par exemple « au revoir ». Néanmoins Boysson-Bardies (1996) a repéré quelques différences dans le contenu sémantique des premiers mots des jeunes enfants selon leur culture. Elle a observé des bébés français, américains, suédois et japonais depuis leurs premiers mots jusqu’à ce qu’il prononcent 25 mots par séance, ce qui correspond à un vocabulaire de 30 à 50 mots selon les enfants. Elle a remarqué que les bébés français semblent être plus hédonistes. Ils prononcent nettement plus de noms renvoyant à la nourriture que les américains et les suédois. Ils utilisent beaucoup d’expression comme « c’est beau » ou « encore ». Ce dernier terme n’apparaît ni dans les productions des enfants américains, ni dans celles des enfants suédois et très peu chez les enfants japonais. Les jeunes suédois seraient plus actifs et prononceraient plus de verbes d’action que les petits français. Ils sont aussi plus intéressés par les objets de la maison que le reste de la population étudiée. De même, les petits américains produiraient beaucoup plus de greetings (toutes les formules de politesse et de bienvenue) que les petits européens. Enfin les enfants japonais semblent plus poétiques : ils nomment beaucoup plus les éléments de la nature et ce sont eux qui utilisent le plus de termes sociaux.

Certes il existe des différences inter et intra-culturelles au niveau sémantique, mais aussi des différences entre ce que souhaite produire un enfant et ce qu’en comprend l’adulte. Il n’est pas rare de constater qu’un enfant utilise un mot, mais que son utilisation ne correspond pas toujours à la signification que se figure l’adulte. Deux phénomènes opposés ont été observés : la sous-généralisation et la surgénéralisation. Le premier phénomène correspond à une utilisation excessivement restreinte d’un mot. Par exemple, un enfant utilise le mot chien seulement pour faire référence au chien de sa grand-mère, mais ne l’attribue pour aucun autre chien. Ce phénomène reste difficilement observable car il ne constitue pas une erreur absolue, étant donné que l’utilisation qu’en fait l’enfant correspond à une sous-partie de l’utilisation faite par l’adulte. Le phénomène de surgénéralisation, lui, en revanche est plus facilement observable. Dans ce cas-là, l’enfant utilise un mot de façon trop large. Il attribue un mot à des entités pour lesquelles il n’a pas de mot et qui partagent certains traits communs avec l’entité nommée. Ainsi, un enfant appelle chien tous les animaux à quatre pattes qu’il rencontre. Plusieurs réponses ont été avancées pour expliquer ces phénomènes. Il est possible que l’enfant ignore le mot, ou qu’il fasse une erreur de mémoire ou de reconnaissance. Il est possible que l’enfant change délibérément de mot en voulant attirer l’attention de l’adulte ou en situation de jeu symbolique (Bassano, 2003). Par ailleurs, Dromi (1987) a remarqué que les phénomènes de sous-généralisation et de surgénéralisation n’étaient pas concomitants, mais que la sous-généralisation précédait la surgénéralisation.

Le développement du vocabulaire précoce chez l’enfant se fait très lentement pendant la première année. L’enfant ne prononce ses premiers mois qu’à l’âge de un an, et autour de 15 mois, il n’est en possession que d’un cinquantaine de mots (Bertoncini et Boysson-Bardies, 2003). C’est à partir de l’âge de 18 mois, qu’on observe une acquisition nettement plus rapide, que l’on qualifie d’explosion lexicale (word spurt). Pour beaucoup, ce changement observable dans l’acquisition lexicale est dû à un changement cognitif29.

Pour résumer, tout au long de sa deuxième année, l’enfant a un vocabulaire limité, mais qui augmente de façon significative à partir de 18 mois. Il est capable de nommer les choses qui l’entourent mais n’utilise pas ou très peu de mots de classes fermées30 (comme les articles, les prépositions ou les connecteurs pragmatiques).

C’est entre 18 et 24 mois qu’apparaissent les premières combinaisons de mots : l’enfant combine deux mots. C’est aussi à ce stade que l’enfant commence à utiliser ses premiers éléments syntaxiques (mots des classes fermées, cf. note 30). Clark (2003) fait remarquer que ces nouvelles productions sont à peu près similaires partout dans le monde. Elles permettent à l’enfant d’effectuer des requêtes (« veut gâteau »), de poser des questions (« pourquoi tomber »), de décrire un endroit (« ciseaux là ») ou de nier un état de fait (« pas dodo »). Néanmoins, ce nouveau type de production reste spécifique à la langue maternelle. En effet, Pinker (1994) fait remarquer que l’ordre des mots est respecté quelle que soit la langue utilisée par l’enfant.

Ainsi, l’enfant ne commence à produire des éléments syntaxiques que dans la deuxième moitié de sa deuxième année. Cependant, même au niveau syntaxique, la compréhension précède la production. Ce n’est pas parce que l’enfant n’utilise pas de constructions syntaxiques qu’il ne les comprend pas, comme le démontre une expérience souvent citée de Hirsh-Pasek et Golinkoff (1991). Dans cette expérience, des enfants qui n’en étaient encore qu’au stade des mots isolés étaient placés devant deux écrans. Sur le premier, l’enfant pouvait voir une séquence vidéo montrant le personnage X chatouillant le personnage Y et sur le deuxième écran l’inverse, le personnage Y chatouillant le personnage X. L’enfant entend une voix lui disant par exemple : « Regarde ! X chatouille Y. Cherche X ». Les enfants dirigeaient leur regard vers la scène montrant le personnage X chatouillant le personnage Y. Très jeunes, les enfants sont donc sensibles à certains éléments syntaxiques et en particulier à l’ordre des mots. Ainsi, si les enfants n’utilisent pas d’éléments syntaxiques dans leur production précoce, ce n’est pas par incompréhension des rôles syntaxiques des éléments de la phrase : il s’agit plutôt d’une limite au niveau de la production, comme en témoigne leur niveau de compréhension supérieur et leur capacité à ordonner correctement leurs mots lors de leurs premières combinaisons de mots.

Notes
29.

Nous en parlerons plus longuement dans le chapitre 4.

30.

Les mots de classes ouvertes se distinguent des mots de classes fermées par le fait qu’ils sont référentiels (ils ont une sémantique plus ou moins « autonome ») et qu’on peut en étendre le nombre en principe sans limite. Il s’agit typiquement des noms, des verbes et des adjectifs. Par contraste, les mots des classes fermées ne sont pas référentiels (ils peuvent contribuer à la signification de la phrase, mais ils ne désignent pas en eux-mêmes un ensemble d’individus (objets ou événements)). Qui plus est, on ne peut ajouter librement un nouvel item à une classe fermée. Les classes fermées correspondent typiquement aux déterminants, aux pronoms, aux conjonctions, aux connecteurs, aux prépositions, etc.