3.2 Les différentes théories de l’acquisition lexicale

L’acquisition du langage par les enfants est un phénomène extrêmement complexe et fascinant. Avant même d’être capables de réaliser de simples opérations mathématiques ou de maîtriser leur système moteur de façon adéquate, les enfants montrent une capacité d’acquisition linguistique bien supérieure à celle des adultes. Cette facilité d’acquisition intrigue depuis longtemps. On peut ainsi mentionner l’expérience du pharaon Psammetichos qui, afin de découvrir quelle était la langue originelle, éleva deux enfants dans l’isolement linguistique le plus total31.

De nombreuses hypothèses ont été avancées afin d’expliquer comment les enfants apprennent à parler. Le débat s’articule autour des notions d’inné et d’acquis. Quels sont le rôle et la part d’inné ou d’acquis dans le processus d’acquisition du langage ? Un point de vue extrême est de penser l’acquisition du langage comme un mécanisme de conditionnement : une sorte d’association systématique entre certaines réponses et certains stimuli. L’environnement conditionnerait l’apprentissage du langage. Ainsi selon cette conception, les enfants n’auraient pas une prédisposition au langage à la naissance. Ce point de vue est défendu par le courant behavioriste (Bloomfield, 1933 ; Skinner, 1957) qui prédominait dans la première moitié du XXème siècle.

Les études sur l’acquisition du langage ont par la suite beaucoup évolué, notamment avec la critique du livre de Skinner (1957) par Chomsky (1959). Afin d’infirmer l’hypothèse behavioriste, Chomsky met en avant la créativité du langage dont font preuve les petits apprenants. Face à la relative pauvreté du stimulus que les enfants reçoivent, il serait impossible qu’ils puissent apprendre toutes les subtilités du langage par simple imitation. Chomsky (1959) adopte la position suivante : le langage n’est pas un phénomène acquis mais qui se développe naturellement grâce à l’environnement (linguistique) dans lequel évolue l’enfant. Les enfants seraient en possession à la naissance d’un système inné d’acquisition du langage (Language Acquisition Device) qui leur permettrait d’isoler des descriptions grammaticales à partir des données linguistiques. Ainsi, certaines catégories grammaticales seraient innées : des relations grammaticales telles que agent ou prédicat se retrouvent en effet dans toutes les langues. Les enfants auraient à leur disposition, dès la naissance, toute une série de relations grammaticales. Ils n’auraient donc plus qu’à activer celles correspondant à leur langue maternelle. Cependant, on peut émettre des doutes quant à une autonomie complète de l’acquisition du langage, qui supposerait qu’elle soit dissociable du développement cognitif de l’enfant.

Aujourd’hui, les visions extrêmes du tout inné ou tout acquis ne sont plus d’actualité. On admet que l’acquisition du langage est en partie innée. Le débat porte désormais sur ce qui est inné et sur ce qui est acquis : quelles sont les capacités présentes initialement ? Pour tenter d’éclaircir cette question, il faut d’abord faire une distinction au sein même de l’acquisition du langage. Il faut discerner l’acquisition de la syntaxe qui s’appuie sur un modèle autonome sans apprentissage explicite et l’acquisition lexicale qui dépend d’autres capacités cognitives, comme la théorie de l’esprit (Bloom, 2000) et qui nécessite un apprentissage parce que la relation entre un mot et son référent est arbitraire. Notre étude ne s’intéresse pas à proprement parler aux aspects formels du langage telle la syntaxe mais aux caractéristiques sociales et cognitives de l’acquisition lexicale, pour des raisons que nous indiquerons ci-dessous.

L’acquisition lexicale est donc un phénomène plus complexe qu’il n’y parait, et qui met en jeu différentes capacités sociales et cognitives. L’enfant doit dans un premier temps résoudre les trois problèmes suivants (Gleitman and Wanner, 1982):

Les deux premiers problèmes ne sont pas aussi compliqués qu’ils le paraissent. En ce qui concerne la capacité à isoler les mots les uns des autres dans le flux de parole, Saffran et al (1996) invoquent les capacités de traitements statistiques des enfants. Quant au deuxième problème, Bloom (2000) suggère que ce n’en est pas vraiment un pour les enfants, en s’appuyant sur les travaux de Spelke (1994). Spelke a montré que les enfants isolent les objets les uns des autres sur la base de quatre principes ontologiques basés sur le mouvement :

S’il y a un relatif consensus sur les solutions aux deux premiers problèmes, les opinions divergent quant au dernier problème. Lier un mot à un référent semble simple lorsqu’il s’agit d’un simple appariement mot-objet par association, mais il apparaît beaucoup plus compliqué lorsque l’association est implicite (lorsque l’objet n’est pas présent ou lorsqu’il n’est pas rendu saillant par l’interlocuteur). C’est précisément sur l’acquistion dans les contextes implicites que diffèrent les théories de l’acquisition lexicale.

Dans la suite de cette partie, nous commencerons par étudier les théories postulant une autonomie de l’acquisition du langage (3.2.1). Nous nous intéresserons ensuite aux théories mettant en avant le rôle des déterminants sociaux et cognitifs (3.2.2). Enfin, nous montrerons que ces deux types de théories ne sont pas forcément concurrentes mais qu’il est possible d’intégrer les caractéristiques de ces deux courants de pensée à une seule et même théorie : le modèle de la coalition émergente (3.2.3).

Notes
31.

Hérodote d’Halicarnasse décrit une expérience du roi égyptien Psammetichos. Il fit élever deux enfants par un berger qui avait pour ordre de ne pas leur laisser entendre de langue humaine, afin de savoir quelle était la langue primitive : l’égyptien ou le phrygien. La légende veut qu’autour de l’âge de deux ans, le 1er mot prononcé par les enfants fut « bekos », le mot phrygien pour pain.