Malgré les mérites de la théorie associative de Lois Bloom, elle souffre d’un certain nombre de problèmes. La première concerne l’input que les enfants reçoivent : elle présuppose que le mot doit être présenté au même moment où l’enfant porte son attention sur ce à quoi le mot réfère. Locke est clair à ce sujet (1690, 1964, p.108, notre traduction)33 :
‘« Si l’on observe la façon dont les enfants apprennent leur langue, nous verrons, que pour leur faire comprendre ce que représente le nom d’une simple idée ou d’un contenu ; les gens, usuellement, leur montrent la chose que le mot désigne : comme blanc, doux, lait, sucre, chat, chien. »’Mais Locke a tort. Les mots ne sont pas toujours utilisés au moment où leur référent est perçu. La vision de Locke convient à première vue pour l’apprentissage des noms d’objets. Mais, même dans ce cas, si l’on examine les interactions parent-enfant, ou les contexte familiaux, dans 30 à 50% des cas où le mot est utilisé, les jeunes enfants ne s’intéressent pas à l’objet dont parlent les adultes (Collins, 1977 ; Harris, Jones & Grant, 1983, Bloom 2000). La plupart du temps, les enfants entendent « Tu veux un gâteau ? » et regardent le visage de leur interlocuteur. Mais gâteau ne signifie pas visage et aucun enfant ne le pense.
L’une des solutions à ce problème pourrait être que dans un premier temps l’enfant associe le mot gâteau avec le visage d’une personne, mais à force d’entendre ce mot, dans différents contextes et avec différentes personnes, cette association va s’affaiblir alors que l’association avec le gâteau va se renforcer. Dans cette optique, un processus associatif n’est pas forcément une corrélation parfaite, mais plus simplement une corrélation statistiquement fiable.
Cependant, cette proposition fait de mauvaises prédictions. Elle prédit qu’avant que les enfants aient assez de données pour pouvoir associer le mot avec le bon référent, ils feraient fréquemment des erreurs d’appariement, comme penser que gâteau signifie visage. Or cela n’arrive pratiquement jamais. On pourrait penser que les enfants sont prudents et n’utilisent le mot qu’une fois qu’ils ont la conviction statistique de connaître la bonne signification, c’est-à-dire lorsqu’ils ont entendu le mot une douzaine de fois, dans des contextes différents. Or ce n’est pas non plus le cas. Les enfants n’attendent pas : ils sont capables d’apprendre un mot après l’avoir entendu très peu de — voire une unique —fois et dans un seul contexte (ex., Markson & Bloom, 1997, chapitre 2) Ainsi, le fait que l’apprentissage des noms d’objets se fasse rapidement et avec peu d’erreurs suggère qu’il ne s’agit pas d’une acquisition statistique34.
De plus, Locke prend en considération les environnements occidentaux, où les parents font beaucoup d’effort pour que leurs enfants (notamment les aînés) apprennent des noms d’objets. Or ce comportement n’est pas universel. Il existe des cultures où les adultes ne s’adressent pas directement aux enfants. L’acquisition des mots se fait seulement en écoutant les adultes parler entre eux (Lieven, 1994 ; Schieffelin, 1985). Malgré ces variations entre cultures, tous les enfants avec un développement typique apprennent le sens des mots.
La théorie associative a aussi du mal à expliquer comment les mots référant à des objets qu’on ne peut pas toucher ou pas voir peuvent être appris. Ceci inclut les choses imaginaires, comme les personnages fictionnels, les entités abstraites comme les nombres, les formes géométriques, les idées, ainsi que les erreurs. Locke et ses contemporains étaient conscients de ce problème, mais n’ont pas proposé de solution. Peut-être se restreignaient-ils au vocabulaire précoce ? Mais même lorsqu’on ne prend en compte que le vocabulaire précoce, on remarque avec surprise qu’il contient des mots abstraits. Nelson, Hampson et Shaw (1993) ont examiné les discours de 45 enfants âgés de 20 mois et ils ont trouvé que la moitié des noms utilisés par les enfants appartenait à des catégories basiques d’objets. Le reste correspondait à des catégories conceptuelles, comme des lieux (la plage, la cuisine), à des actions (embrasser, dormir), à des rôles sociaux (docteur, frère), à des phénomènes naturels (pluie, ciel) et à des entités temporelles (matin, journée). De plus, même avec un environnement perceptuel pauvre, les enfants aveugles apprennent des mots, certes avec un peu de retard (19 mois au lieu de 12) mais selon le même décours temporel que les enfants voyants (Landau & Gleitman, 1985).
Au vu des différents problèmes exposés plus haut, la théorie associative apparaît tout simplement fausse en tant que théorie d’acquisition du vocabulaire précoce. Néanmoins personne ne remet en cause l’importance de l’attention de l’enfant dans l’acquisition lexicale. Il paraît peu probable qu’un enfant apprenne le mot chien si on le lui chuchote à l’oreille alors qu’il a les yeux fermés. Il a infiniment plus de chance d’apprendre ce mot s’il prête attention à un chien, et qu’on lui dit distinctement le mot et ce dans différents contextes.
Ainsi la théorie associative donne une explication cohérente pour certaines situations d’apprentissage lexical. En revanche, elle pêche au niveau des solutions aux problèmes exposés plus haut. Avant de poursuivre, nous souhaitons régler une question terminologique : dans la suite de notre travail, lorsque nous dirons que l’enfant associe un mot à un référent, nous ne parlerons pas d’une association au sens de la théorie associative, mais nous signifierons juste que l’enfant aura acquis le mot.
« For if we observe how children learn languages, we shall find that, to make them understand what the name of simple ideas or substances stand for, people ordinarily show them the thing whereof they would have them the name that stands for it : as white, sweet, milk, sugar, cat, dog. »
Un apprentissage statistique suppose en effet l’extraction de propriétés sur la base d’un nombre important d’exemples (loi des grands nombres).