3.2.2 Les théories sociales pragmatiques

Contrairement à la perspective de Chomsky, les théories sociales pragmatiques ne se basent pas sur l’hypothèse de l’innéisme du langage, mais demandent à l’enfant de faire des efforts sociaux et cognitifs afin d’acquérir le langage. Hirsh-Pasek et Golinkoff (1996) fait remarquer que de nombreuses études adoptent à ce type de théories, et ce pour trois raisons. Les théories sociales pragmatiques attribuent un rôle particulièrement important au développement de l’enfant et à l’environnement socio-culturel dans le processus d’acquisition lexicale. Par exemple, Tomasello (2003) a remarqué qu’il est plus facile pour les enfants d’apprendre un mot dans des situation où ils peuvent comprendre aisément les intentions communicatives des adultes, ou lorsqu’ils manipulent conjointement un objet ou encore dans les situations d’exploration partagée – en résumé, dans toutes les situations où s’établit un contact social. Ensuite, bien avant qu’ils ne prononcent leurs premiers mots, il existe déjà chez les enfants des capacités sociales et cognitives. Ainsi, il est possible de réaliser des études sur certaines capacités sociales ou cognitives – comme, par exemple, la théorie de l’esprit, ou, du moins, ses précurseurs (cf. § 0.6.4.) – bien avant que les enfants ne soient capables de prononcer leurs premières phrases. Enfin, les théories sociales pragmatiques permettent d’expliquer l’acquisition lexicale en termes de processus généraux, ce qui, d’un point de vue cognitif, a l’avantage d’être économique.

Les théories qui mettent en avant les facteurs sociaux au niveau de l’acquisition du langage supposent que c’est en participant à des interactions sociales que les enfants apprennent le langage. Durant la période d’acquisition du langage, les enfants font des efforts pour comprendre les intentions communicatives des adultes. Selon la théorie sociale pragmatique, l’acquisition des mots est liée à deux facteurs : d’une part, les structures sociales tels que les routines, les formats, les jeux sociaux et les interaction culturellement organisées ; d’autre part, les capacités socio-cognitives des enfants et leur motivation à participer à l’interaction, qui sont essentiellement structurées par les facultés d’attention conjointe et la volonté de comprendre les intentions communicatives. L’attention conjointe – regarder le même objet (partager le même centre d’intérêt) que son interlocuteur – se distingue de l’attention partagée – regarder et vérifier que l’on regarde le même centre d’intérêt que son interlocuteur. Ainsi, il semble évident que les enfants acquièrent le langage à travers l’interaction avec les adultes, par le partage d’intérêts communs. Si les enfants et les adultes ne se retrouvent pas dans des situations où ils partagent des intérêts communs ou des situations d’attention conjointe, il est impossible pour eux d’apprendre des mots nouveaux (Tomasello, 2003).

On peut distinguer deux types de théories sociales-pragmatiques : celles qui font l’hypothèse que ce n’est pas seulement le lexique qui est appris sur la base des indices socio-pragmatiques, les constructions syntaxiques le sont également (ce sont les théories socio-pragmatiques constructivistes, cf. Tomasello 2003) ; celles qui limitent le rôle des indices socio-pragmatiques à l’acquisition lexicale, mais qui adoptent une vision innéiste et largement chomskyenne, en ce qui concerne la syntaxe (théories non-constructivistes, cf. Bloom 2000).

Les théories mettant l’accent sur les capacités sociales de l’enfant pour l’acquisition linguistique (en général) sont fondées sur la théorie pragmatique des actes de langage (Austin, 1965 ; Searle, 1969). La théorie des actes de langage, initiée par Austin (1965) consiste à mettre en cause les analystes « logicistes » du langage selon lequel sa fonction est de décrire le monde. Austin s’inscrit en faux contre ce courant « logiciste » (représenté notamment par Russell et par les positivistes logiques) et affirme que le langage ne sert pas seulement à décrire la réalité, mais sert aussi à accomplir des actes, institutionnels (le baptême, la déclaration de guerre, etc.) ou non (l’ordre, la promesse, etc.).

Comme le souligne Nelson (1985, p.109, nous traduisons)35 :

‘« L’acquisition du langage se développe à travers l’interaction sociale, et la nature des interactions particulières qu’ont vécues les enfants déterminent non seulement la fonction et le contenu du langage qu’ils acquièrent mais également quels sont les segments qui sont acquis en premier et comment ces segments pourront s’assembler ou se séparer pour être réassemblés. »’

Comme nous l’indique cette citation, les théories sociales pragmatiques de l’acquisition du langage présupposent que c’est au travers des interactions sociales que les enfants apprennent dans un premier temps des séquences non-analysées de langage — par exemple des expressions stéréotypées comme « ça va ? » — avant d’apprendre par la suite la signification de chacun des éléments afin de pouvoir enfin les assembler différemment. De même le décours développemental de l’acquisition lexicale dépend de la façon dont les adultes s’adressent aux enfants. De ce point de vue, la théorie sociale-pragmatique se concentre sur le sens des mots mais aussi et principalement sur les compétences pragmatiques des enfants et ne s’intéresse pas véritablement à l’acquisition des aspects formels (grammaire et morphologie) du langage.

Les théories sociales-pragmatiques insistent sur un autre point important concernant l’acquisition du langage chez les enfants. Elles s’intéressent au rôle du développement cognitif de l’enfant dans l’acquisition lexicale. Elles pensent que l’acquisition lexicale se développe grâce à des connaissances non-linguistiques des enfants comme la compréhension des événements, de la causalité ou encore des mouvements. Les enfants commencent par former des catégories cognitives mentales (≈ concepts) que le langage leur permettra de dénommer plus tard. La théorie sociale pragmatique postule que les enfants n’ont pas de bagage linguistique inné mais seulement des catégories (plus ou moins) innées qui s’apparieront par la suite à des formes linguistiques grâce à des processus généraux d’apprentissage.

Notes
35.

« Language learning takes place within the framework of social interaction, and the nature of the particular kinds of interaction experienced determines not only the function and content of language to be acquired but which segments will be learned first and how these segments will subsequently be put together or broken down for reassembly ».