Hirsh-Pasek et Golinkoff (1999) ont concentré leur démonstration sur la compréhension du langage. Au niveau de la production linguistique, le schéma proposé suit les mêmes principes que pour la compréhension. Même au niveau de la production linguistique, les théories associative et sociale-pragmatique ne s’excluent pas mutuellement. Hirsh-Pasek et Golinkoff insistent sur le fait que le processus doit être envisagé comme un continuum plutôt que comme se réduisant à des étapes discrètes.
Selon leur modèle, les stratégies que les enfants utilisent pour produire du langage évoluent au cours du processus d’acquisition. Les enfants deviennent petit à petit plus experts et les indices utilisés évoluent en fonction de ce niveau d’expertise. C’est notamment pour mettre en avant cette propriété que Hirsh-Pasek et Golinkoff ont qualifié leur théorie d’émergente. Les auteurs ont dans un premier temps appuyé leur théorie sur l’acquisition de la grammaire (Hirsh-Pasek et Golinkoff, 1996/1999). Par la suite, un travail collectif a permis d’appliquer cette théorie à l’acquisition lexicale (Hollich et al., 2000). Étant donné que notre travail s’intéresse plus particulièrement à l’acquisition du lexique (voir chapitres 5, 6 et 7), nous sommes particulièrement concerné par cette application.
Si l’on s’en remet à l’expérience de pensée de Quine (1960), le fameux Gavagai 40, les enfants se trouvent devant un problème théorique qui paraît difficilement surmontable. En effet, ce n’est pas parce que les enfants se trouvent en présence d’un mot désignant un certain référent qu’ils peuvent facilement en déduire le concept auquel il est associé. Pour essayer de répondre à cette énigme, les chercheurs ont proposé différentes théories. Hollich et al. (2000) les classent en trois catégories.
Premièrement, des auteurs comme Plunkett (1997) postulent que l’acquisition lexicale dépend simplement de phénomènes d’attention, comme la saillance perceptuelle, l’association et la fréquence. Les enfants ne se serviraient d’aucune contrainte spécifique pour déduire le sens des mots. Ils se cantonneraient à observer les objets et les actions les plus saillants de leur environnement et à associer le mot le plus fréquemment utilisé avec l’élément le plus saillant. Ainsi, pour ce type de théorie, le problème soulevé par Quine n’en est tout simplement pas un.
D’autres théories font appel, contrairement à la pensée de Plunkett, à des contraintes et à des principes spécifiques de l’acquisition lexicale. De ce point de vue, les enfants apprendraient le sens des mots grâce à des biais qui les conduiraient à favoriser certaines hypothèses par rapport à d’autres. Ainsi, par exemple, les enfants seraient contraints par le biais de la totalité. Selon Markman (1987), les enfants tendent à associer un mot inconnu à un objet dans son ensemble et non à une partie de cet objet. Cela leur permet déjà de restreindre le nombre des possibilités. Dans le même ordre d’idée, les enfants sont soumis au biais d’exclusivité mutuelle qui précise que les enfants ont tendance à attribuer un mot inconnu à un objet pour lequel ils n’ont pas encore de mots (Markman, 1989).
Enfin, une dernière catégorie de théories fait appel à des facteurs socio-pragmatiques. Selon ces théories, les enfants acquièrent de nouveaux mots grâce au contexte social et ils sont fortement aiguillés dans leur action par des experts en lexique : les adultes. Ainsi, les enfants n’ont pas besoin de détecter les diverses possibilités pour assigner une forme linguistique à un mot. Ils partent du principe que ce sont les adultes qui font en sorte que cette association se fasse sans problème. Comme le précise Nelson (1988, 240-421, notre traduction)41 :
‘« L’enfant n ‘essaie pas de deviner ce à quoi l’adulte a l’intention de référer […] C’est plutôt l’adulte qui devine ce sur quoi l’enfant porte son attention et qui lui fournit ensuite le mot approprié ».’Chacune des théories présentées ci-dessus est justifiée par bon nombre d’études expérimentales. Le modèle de la coalition émergente interprète ce phénomène par deux explications. Premièrement, il est envisageable que les enfants utilisent plusieurs sources d’indices pour acquérir le lexique. Deuxièmement, l’influence des différents indices évolue au cours du temps. Tout comme pour la grammaire, l’idée est de garder les facteurs utiles dans chacune des théories et de montrer leur interaction au cours du développement de l’acquisition lexicale. Hollich et al. (2000) exposent leur point de vue en trois points :
Une théorie mettant en jeu autant de facteurs se doit d’expliquer comment des facteurs aussi différents peuvent se combiner à des fins d’acquisition lexicale. Selon Hollich et al. (2000), au début du processus d’acquisition lexicale, ce sont les indices attentionnels qui prévalent. Le seul mécanisme impliqué pour l’acquisition lexicale est l’association. Les enfants ont besoin de la saillance perceptive du référent et de la présence du mot et de l’objet pour pouvoir acquérir des mots nouveaux. Par la suite, l’enfant va se rendre compte par des indices statistiques que les indices sociaux, comme la direction du regard, lui permettent d’apprendre plus de mots nouveaux et plus facilement. Ainsi, les facteurs attentionnels vont perdre de leur influence et le poids des facteurs sociaux va augmenter. À ce stade, l’enfant va utiliser la direction du regard et le contexte social pour inférer le sens des mots. Ainsi l’idée est que l’enfant commence le processus d’acquisition lexicale avec certains biais, mais qu’ils évoluent au cours du développement. En fin de parcours, les enfants déduisent le sens des mots à partir de la grammaire et de la morphologie.
En résumé, l’importance accordée à la saillance perceptive diminue au profit des indices socio-pragmatiques puis de la morpho-syntaxe. Ainsi, selon le modèle de la coalition émergente, l’acquisition lexicale n’est pas un mécanisme statique, mais un mécanisme dynamique : selon le stade où ils en sont, les enfants prendront en compte de nouveaux indices.
L’une des spécificités de ce modèle est le caractère émergent des indices utilisés. Tout au long de leur développement linguistique, les enfants font appel à des indices de plus en plus sophistiqués. Ainsi, les premiers biais mis en place sont liés à des processus cognitifs généraux, comme les processus attentionnels, puis ils vont se spécifier pour devenir des biais typiquement linguistiques. C’est en tout cas la position de Hollich et al, telle que la résume la citation suivante (2000, p. 26, notre traduction)42 :
‘« Ils [les enfants] testent de façon implicite leurs théories actuelles, changent le poids des indices, et par la suite vont ajuster les principes de l’acquisition lexicale. Les premières versions de ces principes sont affinées pour permettre un processus d’acquisition des mots plus rapide et plus précis. »’En résumé, le modèle de la coalition émergente présente l’avantage d’utiliser des éléments importants de diverses théories d’acquisition du langage et de les réunir de façon cohérente dans un seul et unique modèle.
Quine propose au lecteur d’imaginer qu’il est un anthropologue isolé dans une tribu dont il étudie la langue sans aucune information préalable et aucune autre ressource que l’observation du comportement des autochtones. Un lapin traverse le chemin et un des autochtones s’écrit « Gavagai ! ». Quine souligne la difficulté pour l’anthropologue d’attribuer un sens précis et univoque au mot Gavagai, qui pourrait vouloir dire aussi bien « Tiens ! Voilà un lapin ! », que « Lapin ! », « Parties non-détachables de lapin », etc. En d’autres termes, l’identification d’un référent n’est pas l’identification d’un concept.
« Children do not try and guess what it is that the adult intends to refer to ; rather […] it is the adult who guesses what the child is focused on and then supplies the appropriate word. »
« They implicitly test their current theories, shift the weight of the cues, and subsequently alter their word-learning principles. Early versions of these principles are refined in ways that make word learning faster and more precise ».