3.3.1 Théorie de l’esprit et syntaxe

Certaines études récentes (de Villiers, 1995, 1997, 2000, de Villiers & de Villiers, 2000 ; Tager-Flusberg, 1997, Tager-Flusberg & Joseph 2003) sur la théorie de l’esprit ont essayé d’établir un lien entre la capacité à passer les tests de fausse croyance et le langage. Il y a accord sur le fait qu’il existe des liens entre le succès à ce test et certaines capacités linguistiques. Ainsi, plusieurs études montrent que la réussite aux tests de fausse croyance est liée à certaines capacités linguistiques, que ce soit chez les enfants à développement typique ou chez les enfants autistes (Happé, 1995 ; Tager-Flusberg, 1993, 1996 ; Tager-Flusberg & Sullivan, 1994).

De Villiers & de Villiers (2000) avancent qu’une structure syntaxique, la complémentation (Jean a dit qu’il pleuvait), fournit une structure représentationnelle pour les propositions enchâssées (notamment dans les contextes opaques). Les phrases impliquant des états mentaux nécessitent une proposition enchâssée appelée complément en linguistique. Ces compléments apparaissent sous des verbes de pensée (penser, croire) et de communication (raconter, dire). La maîtrise de ces structures syntaxiques faciliteraient la réussite aux tests de fausse croyance.

Jill de Villiers a testé la maîtrise de la complémentation non pas en production spontanée mais en réponse à une question complexe. Ces tests consistent à présenter aux enfants, oralement et à l’aide d’un support visuel, un scénario simple, puis à leur poser une question sur le modèle suivant :

La mère a acheté des pommes au marché, mais elle a dit qu’elle avait acheté des poires.

Qu’est-ce que la mère a dit qu’elle avait acheté au marché ?

De Villiers (1997) a remarqué que les enfants de moins de 4 ans ne se représentent pas le complément de la même façon que les adultes. Les enfants de moins de 4 ans ont des difficultés à répondre à la question dans le cas où la mère dit qu’elle a acheté quelque chose qu’elle n’a pas réellement acheté. Ils ont tendance à répondre à la question « Qu’est ce que la mère a acheté ? » plutôt qu’à celle qui leur est effectivement posée. À partir du moment où l’enfant comprend une phrase avec une complémentation, il est en mesure de réussir les tests de fausses croyances. « La complémentation fournit ainsi un sens à la représentation du monde mental de quelqu’un, et ce monde mental pourrait être distinct de notre propre monde mental »43 (de Villiers & de Villiers, 2000 ; p. 189-226, notre traduction). En effet, la complémentation permet à l’enfant de prendre conscience qu’une phrase peut être vraie même si la subordonnée complétive est fausse. Ce sont les propriétés syntaxiques et sémantiques de ce type de compléments qui permettent aux phrases enchâssées d’avoir une valeur de vérité différente de la phrase principale. Et c’est parce que ces compléments sont des propositions (avec un verbe conjugué) enchâssés sous un même verbe de communication ou de pensée qu’ils peuvent avoir une valeur de vérité différente de celle de la phrase dans son ensemble (Tager-Flusberg & Joseph, 2003). Dans le type de tâche présenté ci-dessus, l’enfant doit prendre en compte l’objet de la phrase, c’est-à-dire ce qui a été dit et non pas ce qui s’est réellement passé.

De Villiers (1995) explique que l’enfant passe par des stades de développement nécessaires à la réussite des tests de fausses croyances :

  • Stade 1: l’enfant réussit les phrases de forme simple, c’est-à-dire une phrase simple pour un événement simple. De plus, la phrase est vraie ;
    Ex : « Emma mange des brocolis ». L’enfant comprend qu’effectivement Emma mange des brocolis.
  • Stade 2 : l’enfant rencontre des phrases en contradiction avec la réalité. Il apprend à reconnaître le « faire semblant » et les erreurs ;
    Ex : « Emma mange des brocolis ». L’enfant se rend compte, que, même si il a entendu cette phrase, en réalité, Emma ne mange pas des brocolis : soit elle fait semblant, soit elle mange autre chose.
  • Stade 3 : l’enfant réussit les premières structures enchâssées que ce soit sous un verbe de communication ou de pensée, mais il pense à ce stade que les deux propositions de la phrase sont vraies : si l’enfant entend la phrase :  « Emma dit qu’elle déteste les brocolis », il pense que, premièrement, Emma a dit cela et que, deuxièmement, elle n’aime réellement pas les brocolis.
  • Stade 4 : l’enfant remarque que les propositions enchâssées peuvent être fausses sans que l’ensemble de la phrase le soit, mais seulement pour les verbes de communication.
    Par exemple, si l’on reprend l’exemple précédent, même si Emma dit qu’elle déteste les brocolis, l’enfant comprend qu’elle peut aimer les brocolis. Elle peut dire quelque chose qui n’est pas vrai, mais il est vrai qu’elle l’a dit.
  • Stade 5 : l’enfant étend le stade 4 aux verbes de pensée.
    L’enfant peut comprendre qu’une phrase telle que « Emma pense qu’elle déteste les brocolis » est vraie même si Emma, en fait, aime les brocolis, et en déduire qu’Emma a une fausse croyance.

La théorie proposée par Helen Tager-Flusberg et Jill de Villiers (cf. Tager-Flusberg 1997, Tager-Flusberg & Joseph 2003, de Villiers, 1995, 1997, 2000, de Villiers & de Villiers, 2000), qui avance l’existence d’un lien entre certaines capacités syntaxiques et la réussite aux tests de fausse croyance, semble pour certains un peu triviale, voire assez peu intéressante, car le test proposé par Jill de Villiers a une forme verbale. Il serait donc possible de le passer uniquement à partir du moment où l’enfant maîtrise le langage. Or certaines études (Onishi & Baillargeon, 2005) semblent montrer que des enfants de 15 mois sont capables de réussir des tests de fausse croyance dans leur forme non verbale. Richard Breheny (2006) rejette cette hypothèse. Il avance que les enfants de cet âge ne possèdent pas de théorie de l’esprit représentationnelle, mais une capacité à attribuer des plans complexes à quelqu’un. En effet, pendant deux essais, une personne entre dans la pièce et manipule un jouet sous les yeux de l’enfant. Après ces essais, l’enfant est conscient des plans de cette personne, et va anticiper son action en regardant le jouet que la personne a manipulé lors des deux précédents essais.

De plus, Hale & Tager-Flusberg (2003) ont montré que l’entraînement des sujets sur la complémentation provoque une hausse significative des performances aux tests de fausse croyance. En revanche, les performances aux tests de fausse croyance n’ont pas d’effet sur l’acquisition de la complémentation (Tager-Flusberg & Joseph, 2003). Dans le cas de l’autisme, seuls les compléments pour les verbes de communication sont significativement liés aux performances des tests de fausse croyance. Il y aurait une route unique pour accéder à la théorie de l’esprit chez les autistes qui serait dépendante du lexique de la parole, mais pas du lexique des états mentaux.

Helen Tager-Flusberg, dans plusieurs de ses travaux (2001 ; Tager-Flusberg & Sullivan 2000), propose que la théorie de l’esprit comporte une composante sociale-perceptuelle et une composante sociale-cognitive.

  • La composante sociale-perceptuelle concerne le jugement en temps réel des états mentaux en utilisant les informations disponibles sur les visages, dans la voix et les mouvements du corps.
  • La composante sociale-cognitive inclut la compréhension représentationnelle de l’esprit et implique le raisonnement sur les contenus des états mentaux en intégrant les informations des signaux perceptuels et des séquences d’événement.
Figure 9 : Schéma de l’acquisition de la théorie de l’esprit représentationnelle (Tager-Flusberg & Joseph, 2003)
Figure 9 : Schéma de l’acquisition de la théorie de l’esprit représentationnelle (Tager-Flusberg & Joseph, 2003)

La composante sociale perceptuelle émerge en premier lieu dans le développement et se base sur la préférence des enfants pour les stimuli sociaux humains. Elle permet à l’enfant de faire un classement de ses jugements sur les états mentaux des autres. La composante sociale cognitive se base sur la composante sociale perceptuelle qui se développe plus tôt. Cette composante est liée à d’autres processus cognitifs comme la mémoire de travail ainsi qu’au langage. La composante sociale cognitive se développe pendant les années pré-scolaires lorsque que l’enfant commence à parler et à raisonner sur les états épistémiques (Bartsch & Wellman, 1995). Le langage joue un rôle important dans le développement de cette composante de la théorie de l’esprit (de Villiers, 2000 ; Hale et Tager-Flusberg, 2003). Les autistes ont un gros déficit des capacités à lire et à utiliser les informations sur les états mentaux via le visage, la voix et les gestes corporels, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la composante sociale perceptuelle. Si cette composante est profondément déficitaire, la composante sociale cognitive ne se développe donc pas correctement.

Or certains autistes réussissent à passer avec succès des tests de fausse croyance, tout en montrant des déficits sur les tâches faisant appel à la composante sociale perceptuelle (Baron-Cohen & al., 2001 ; Kleinman & al., 2001 ; Klin 2000 ; Klin & al., 2002). Tager-Flusberg & Joseph (2003) affirment qu’un petit pourcentage d’autistes développe la capacité à passer les tests de fausse croyance via le langage en contournant les fondations de la composante sociale perceptuelle qui est à la base de la compréhension représentationnelle de l’esprit chez les personnes non-autistes. Ainsi le langage, à travers l’acquisition de structures syntaxiques spécifiques (la complémentation), permet de contourner les déficits de la composante sociale perceptuelle et de pouvoir amorcer la compréhension des fausses croyances qui sont liées à la composante sociale cognitive. Les enfants autistes qui ont un niveau linguistique à peu près normal utilisent le langage pour raisonner logiquement sur les tâches de fausse croyance ou pour interpréter les connaissances et croyances des autres à partir de leurs propres expériences vécues sur des événements spécifiques. Le langage leur fournit la seule route pour comprendre les attitudes propositionnelles.

Notes
43.

« Thus complementation provides a means of representing someone’s mental world, and the mental world could be distinct from our mental world. »