3.3.2 Théorie de l’esprit et lexique

Pour Simon Baron-Cohen, aussi, l’acquisition du langage (et plus particulièrement du lexique) est fortement liée au développement de la théorie de l’esprit. Les enfants à développement typique peuvent passer avec succès les tests de fausses croyances (comme ceux de Sally-Anne) autour de l’âge de 4 ans. En revanche, selon la théorie de la coalition émergente, ils utilisent les indices sociaux pragmatiques bien avant, autour de l’âge de 18 mois. Ce phénomène est très bien expliqué par le co-développement de la théorie de l’esprit et du langage (selon le point de vue de la coalition émergente). Nous allons, dans un premier temps, rappeler les étapes du développement de la théorie de l’esprit avant de les comparer, dans un deuxième temps, aux étapes de l’acquisition du langage.

Baron-Cohen (1995) a proposé le modèle suivant du développement de la théorie de l’esprit :

Figure 10 : Modèle de la théorie de l’esprit (Baron-Cohen, 1995)
Figure 10 : Modèle de la théorie de l’esprit (Baron-Cohen, 1995)

On s’en souviendra, la suggestion de Baron-Cohen est que les très jeunes enfants, avant l’âge de 9 mois, commencent avec seulement deux modules : le détecteur d’intentionnalité (ID) et le détecteur de la direction du regard (EDD). Ces deux modules produisent des représentations dyadiques et leurs outputs sont transmis au mécanisme d’attention partagée (SAM). Ce dernier mécanisme est en place autour de l’âge de 18 mois. Le mécanisme d’attention partagée (SAM) produit des représentations triadiques qui seront ensuite transmises au mécanisme de théorie de l’esprit (ToMM). Le mécanisme de théorie de l’esprit est un ensemble de concepts d’états mentaux et de règles qui servent à relier ces concepts d’états mentaux et les représentations mentales aux autres représentations mentales et aux comportements des autres. Ce modèle développemental de la théorie de l’esprit a été développé à l’origine pour des enfants à développement typique. En ce qui concerne les enfants souffrant d’autisme, le problème se situe au niveau du mécanisme d’attention partagée (SAM). Ils n’atteignent jamais ce stade-là. Les enfants autistes sont capables de détecter l’intentionnalité et la direction des yeux d’autrui lorsqu’ils sont en conditions expérimentales, mais ils ne le font pas de façon spontanée dans la vie de tous les jours. Ainsi, les informations que le mécanisme d’attention partagée (SAM) génère ne sont pas ou rarement disponibles aux enfants autistes.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’acquisition du langage et le développement de la théorie de l’esprit sont intimement liés. Pour cela, comparons les chronologies de développement de ces deux capacités résumées dans le tableau suivant :

Tableau 5 : Chronologie comparative de l’acquisition lexicale et du développement de la théorie de l’esprit chez les enfants à développement typique (Reboul 2004, 2007)
Age Acquisition du lexique Théorie de l’esprit
0 - 9 mois - ID et EDD
9 - 18 mois 40 mots SAM
24 mois 311 mots Développement de ToM
30 mois 574 mots Développement de ToM
48 mois Développement du lexique Test de fausse croyance
60 mois Développement du lexique Test des contextes opaques

Chez les enfants à développement typique, de la naissance jusqu’à l’âge de 9 mois environ, l’acquisition du langage (au moins pour la production) n’a pas encore démarré. En revanche, les mécanismes de détection d’intentionnalité (ID) et de détection de la direction du regard (EDD) sont déjà présents. Un peu plus tard, alors que le mécanisme d’attention partagé est en train de se mettre en place, les enfants commencent à acquérir quelques mots par association. Ainsi, entre 9 et 18 mois, les enfants acquièrent une quarantaine de mots isolés. Cela correspond à la première phase d’acquisition du langage. Autour de l’âge de 18 mois, le mécanisme d’attention partagée (SAM) devient opérationnel et permet aux enfants d’accéder aux indices socio-pragmatiques. Cet accès aux indices socio-pragmatiques permet aux enfants de progresser de plus en plus rapidement et de plus en plus facilement au niveau de l’acquisition lexicale. Ainsi, autour de l’âge de 4 ans, les enfants ont acquis plus de 600 mots de vocabulaire et ils réussissent avec succès les tests de fausse croyance. Ce phénomène correspond aux deux derniers stades d’acquisition du langage.

Les enfants autistes, comme nous l’avons déjà mentionné plus haut ne réussissent pas en général les tests de fausse croyance. Cet échec peut être expliqué par leur déficit en théorie de l’esprit et plus particulièrement au niveau du mécanisme d’attention partagé (SAM). En effet, il semblerait que ce soit à ce niveau que les enfants autistes aient des problèmes. Ils sont capables de détecter les indices de l’intentionnalité ou de la direction du regard mais ils n’arrivent pas à franchir le palier suivant (SAM). Cette hypothèse est en accord avec le modèle de la coalition émergente. Les enfants autistes commencent souvent à apprendre quelques mots de façon associative. Mais ils ont des difficultés à continuer leur acquisition lexicale à cause d’un déficit social-pragmatique dû, comme nous venons de le voir, à ce déficit du mécanisme d’attention partagée (SAM). Ce déficit affecte la détection du regard et du contexte social. Ainsi, les enfants n’acquièrent pas assez de lexique pour commencer l’acquisition de la grammaire et de la morphologie à l’âge standard. De plus, cette hypothèse qu’une difficulté de l’acquisition lexicale soit expliquée par un déficit au second stade d’acquisition (celui où les indices socio-pragmatiques deviennent disponibles) chez les enfants autistes a été expérimentalement confirmée par Hennon (2002). Elle s’est intéressée à la façon dont les enfants autistes utilisaient les informations attentionnelles et intentionnelles dans le processus d’acquisition du langage. Elle a démontré que les enfants autistes étaient capables de reconnaître les indices socio-attentionnels et de les utiliser pour l’acquisition du langage. En revanche, ils sont incapables d’inférer les intentions du locuteur et donc d’utiliser ces informations lors de l’acquisition lexicale.