Comme nous l’avons déjà indiqué (cf. Introduction), notre objectif est d’étudier l’acquisition du langage chez les enfants autistes, l’autisme se caractérisant par des difficultés d’acquisition (manifestées par un important retard), voire par une absence d’acquisition. De ce point de vue, l’évolution du langage par un enfant autiste est une donnée importante, qu’on ne peut étudier que par une étude longitudinale. C’est donc ce que nous avons fait, en constituant trois groupes de trois enfants, appariés sur la base du niveau de MLU qu’ils semblaient avoir au début de l’étude53. L’ensemble des investigations s’est concentré sur, d’une part, le recueil et l’analyse de corpus et, d’autre part, la passation d’expériences qui ciblaient le degré de compréhension de l’enfant (sa compétence linguistique, par contraste avec sa performance à laquelle le corpus donne accès) ainsi que diverses aptitudes socio-cognitives de bas niveau (attention conjointe) tout autant que de haut niveau (test de fausse croyance).
Une question centrale est bien évidemment celle des raisons pour lesquelles les autistes ont des difficultés dans l’acquisition linguistique et pourquoi ils en ont davantage que les Asperger. Sans entrer dans les détails, nous rappelons ici les différentes hypothèses que l’on peut formuler à cet égard :
H1. Les enfants autistes manifesteraient une dissociation entre leur compétence linguistique (qui peut s’évaluer à partir de la compréhension) et leur performance (qui s’évalue à partir de la production) : leur performance ne refléterait que très imparfaitement leur compétence et le retard serait principalement un retard de performance54.
H2. Les enfants autistes et les enfants Asperger souffrent d’un déficit en théorie de l’esprit, mais chez les enfants autistes, ce déficit s’accompagne d’un SLI.
H3. Les enfants autistes souffrent, comme les enfants Asperger, d’un déficit en théorie de l’esprit, mais ce déficit est plus important chez eux qu’il ne l’est chez les Asperger.
La première hypothèse sera examinée principalement au travers des résultats de chaque enfant à l’expérience Savage-Rumbaugh (cf. chapitre 5, § 5.3) et des questionnaires sur le vocabulaire passif (compréhension) et actif (production) auxquels ont répondu les parents et l’éducateur référent de chaque enfant. La deuxième hypothèse sera examinée via l’examen des corpus recueillis auprès des enfants autistes et la comparaison de ces corpus avec ceux qui sont disponibles pour des enfants SLI sur CHILDES. On examinera aussi les résultats des expériences portant sur les aptitudes socio-pragmatiques (cf. chapitre 4, § 4.4, 4.5, 4.6). Enfin, la troisième hypothèse est examinée à partir du résultat des expériences sur les aptitudes socio-pragmatiques.
Ces trois hypothèses permettent de faire les prédictions suivantes quant aux résultats que l’on attend :
Savage-Rumbaugh | SLI | Fausse croyance | Attention partagée | |
H1 | Bons résultats pour tous les sujets | — | — | — |
H2 | Corrélation (positive) avec le niveau linguistique | Similarité des corpus autistes et des corpus SLI | Corrélation (positive) avec la progression linguistique | Corrélation (positive) avec la progression linguistique |
H3 | Corrélation (positive) avec le niveau linguistique |
— |
Corrélation (positive) avec la progression linguistique | Corrélation (positive) avec la progression linguistique |
Quelques commentaires s’imposent : un bon résultat au test Savage-Rumbaugh, vu le faible niveau de difficulté linguistique de l’expérience, devrait être au sommet ou proche du sommet ; le niveau linguistique est évalué en termes du MLU au moment de la passation du test de Savage-Rumbaugh ; la progression linguistique est évaluée à partir de la progression du MLU, de la diminution de l’agrammaticalité et de l’augmentation des relatives (tout ceci correspondant à la progression de la syntaxe).
Nous allons donc, dans la présentation des résultats, comparer les enfants autistes entre eux, d’abord en général, puis par groupe d’appariement, comparer les autistes à des enfants normaux appariés en MLU, comparer chacun d’entre eux aux enfants SLI, avant de confronter leur progression éventuelle à leurs performances aux différents tests (Savage-Rumbaugh, fausse croyance, attention partagée).
Comme ces évaluations ont été faites avant l’accord des parents pour des enregistrements, c’est-à-dire de manière informelle, la MLU des premiers enregistrements ne coïncide pas nécessairement de façon étroite avec celle du groupe putatif.
On remarquera que cette hypothèse est notamment importante relativement à la pratique de la communication assistée : cette pratique, qui consiste à faire « communiquer » un autiste via un ordinateur grâce à l’assistance (physique) que lui apporte un « aide » (soignant ou parent), ne peut se défendre sans l’hypothèse selon laquelle la compétence linguistique du patient est intacte alors que sa performance (dans la communication vocale) serait seule affectée. Ceci demande bien évidemment que l’on puisse expliquer pourquoi la compétence est restaurée par le passage par un clavier. Etablir une dissociation importante entre performance et compétence est loin de justifier la pratique en question, mais est indispensable pour lui donner une légitimité quelconque.