6.4 L’attention conjointe

Malgré les affirmations de Bloom (2000), on peut douter que ce soit réellement la théorie de l’esprit dans la forme achevée que teste l’expérience de fausse croyance qui sous-tend l’acquisition lexicale. Ceci ne veut pas pour autant dire que les capacités socio-pragmatiques ne jouent aucun rôle dans cette acquisition. De ce point de vue, et étant donné la précocité des premiers mots chez les enfants DT (autour de 11 mois), il est plus vraisemblable que ce soient des capacités plus élémentaires, sur lesquelles se bâtit la théorie de l’esprit, comme l’attention conjointe et l’attention partagée qui jouent ce rôle. Dans un premier temps, nous avons décidé de nous intéresser de plus près aux capacités d’attention conjointe de deux des enfants autistes que nous suivons : Félix et Matthieu. Nous avons choisi Félix et Matthieu pour cette observation des capacités d’attention conjointe, car ils se trouvaient au même stade d’acquisition au début de l’étude (stade des premières combinaisons) et ont des trajectoires différentes au niveau de l’acquisition lexicale. Le premier, Félix a énormément progressé au niveau de l’acquisition linguistique alors que Matthieu a progressé beaucoup moins. Rappelons que pour étudier les capacités d’attention conjointe de Félix et Matthieu, nous avons re-examiné les bandes vidéos de l’expérience de compréhension (expérience adaptée du protocole de Savage-Rumbaugh & al., 1993)

Le tableau FA présente les résultats de l’observation des capacités d’attention conjointe de Félix et Matthieu. Les nombres sont en pourcentages (excepté ceux du total) et les nombres en italiques correspondent aux données de Matthieu et les autres à celles de Félix.

Tableau 76 : Comparaison des capacités d’attention conjointe de Félix et Matthieu lors des tests de compréhension
Expérimentateur F M Enfant
Dire 97,12 86,36 11,16 19,11 Pas de réponse
2,68 0,26 Regard / prise en main passive (attention conjointe)
26,79 18,32 Manipulation du jouet (objet correct)
24,55 9,42 Manipulation du jouet (action correcte)
4,46 9,16 Manipulation du jouet (objet incorrect)
6,25 7,33 Manipulation du jouet (action incorrecte)
8,48 3,66 Actes de langage
10,71 15,45 Écholalie
1,34 1,57 Vocalisation (bruit)
0,01 Regard coordonné (alternance des regards)
Pointer 0,72 3,85 0,01 2,09 Manipulation du jouet (objet correct)
0,01 1,05 Manipulation du jouet (action correcte)
  0,26 Manipulation du jouet (objet incorrect)
  1,31 Manipulation du jouet (action incorrecte)
  0,52 Écholalie
Montrer 2,16 5,59   1,57 Pas de réponse
  0,26 Regard / prise en main passive (attention conjointe)
0,89 2,09 Manipulation du jouet (objet correct)
1,34 1,05 Manipulation du jouet (action correcte)
  0,26 Manipulation du jouet (action incorrecte)
  0,52 Écholalie
Donner 0 4,20   3,14 Manipulation du jouet (objet correct)
  1,57 Manipulation du jouet (action correcte)
Total 139 286 224 382  

Lorsqu’on regarde le nombre total des réponses, nous observons que Matthieu a fourni un plus grand nombre de réponses que Félix (382 vs 224). Matthieu n’était pas aussi performant que Félix, et l’expérience a donc pris plus de temps et nécessité plus de répétitions de la part de l’expérimentateur (286 initiations à l’attention de Matthieu vs. 139 à l’attention de Félix), et, au final, plus de réactions de la part de l’enfant.

Au niveau de l’attention conjointe, nous avons constaté que durant toute la durée de l’expérience, Matthieu n’a jamais dirigé son regard vers les yeux de l’expérimentateur ou de l’éducateur. En revanche, Félix regardait souvent les yeux de l’expérimentateur. Par exemple, s’il n’était pas sûr de l’objet qu’il devait utiliser, il prenait en main l’objet dans un premier temps et regardait le visage de l’expérimentateur pour être sûr qu’il avait raison. Évidemment, lorsque nous regardons le tableau FA, le pourcentage de regards coordonnés de Félix, il paraît vraiment bas (0,01%). Mais ce type de comportement est suffisamment rare chez les enfants autistes pour qu’il soit important de le faire remarquer. Cela est vraiment encourageant, car ce regard coordonné pourrait être la naissance d’un comportement d’attention partagée.

Dans tous les cas, cette expérience montre que les différences des capacités d’attention conjointe pourraient avoir une influence sur l’acquisition du langage chez les enfants atteints d’autisme. Félix et Matthieu étaient au même stade d’acquisition au début de l’étude, mais Félix a considérablement progressé au niveau de l’acquisition du langage alors que Matthieu est resté à peu près au même niveau. Félix commence à utiliser le regard de son interlocuteur alors que Matthieu continue d’éviter les yeux de son interlocuteur. Ainsi, l’observation de ces deux enfants justifie en partie l’hypothèse d’un lien entre la théorie de l’esprit et plus particulièrement de l’attention conjointe et l’acquisition du langage. En effet, l’enfant dont l’attention conjointe est plus développée a mieux progressé au niveau de l’acquisition de langage que l’autre enfant.