Déficit de la théorie de l’esprit mais à divers degrés

Au niveau des capacités socio-pragmatiques, nous avons constaté que les enfants autistes avaient beaucoup de mal à initier la conversation. En effet, ils “préfèrent“ réagir à ce qu’on leur dit plutôt que d’initier un topic. Au niveau des initiations en elle-même, nous avons différencié les assertions des requêtes. Les enfants autistes produisent plus de requêtes que d’assertions, un fait qui a déjà été noté dans la littérature. Il faut tout de même remarquer que les proportions de réactions des enfants autistes tendent à diminuer au cours du temps ; tendance que nous retrouvons chez les enfants à développement typique mais de façon beaucoup plus prononcée et plus rapide. Enfin, au niveau des types d’énoncés, de manière générale, les enfants à développement typique ont tendance à produire beaucoup de questions. En revanche, les enfants autistes ne sont pas homogènes sur ce point-là. Ils produisent certes des questions, mais aussi des commentaires ou des monologues et pas dans les même proportions selon les enfants. Nos résultats socio-pragmatiques montrent clairement que, tout comme pour l’acquisition purement linguistique, les enfants autistes sont uniques. Chacun progresse à son rythme et montre un profil bien particulier.

Au niveau de la théorie de l’esprit, il a été difficile de déduire un quelconque résultat de notre panel d’enfants. En effet, aucun des enfants autistes à qui nous avons fait passer les tests de fausse croyance n’ont pas pu réaliser l’expérience car ils ne comprennent pas les trames narratives.

Etant donné que nous n’avons pas pu tirer de conclusion à partir des tests de fausse croyance, nous avons décidé de nous intéresser à un mécanisme précurseur de la théorie de l’esprit, à savoir l’attention conjointe. Nous avons, dans un premier temps, comparé les capacités d’attention conjointe de Félix et Matthieu, deux enfants au second stade d’acquisition au début de l’étude, mais dont les capacités linguistiques ont évolué différemment. Il semble en effet démontré chez les enfants à développement typique que les capacités d’attention conjointe ont une influence sur l’acquisition linguistique. La comparaison entre Félix et Mathieu montre que la même chose se retrouve chez les enfants autistes : en effet, l’enfant qui a le plus progressé linguistiquement (Félix) montre de meilleures capacités d’attention conjointe.

Les résultats de cette observation de l’attention conjointe étant satisfaisants, nous avons donc poussé notre investigation sur les capacités de détection des indices de l’attention conjointe et leur corrélation avec l’acquisition du langage de sept de nos sujets. Nous avons remarqué que les enfants ayant de grosses difficultés au niveau de l’acquisition linguistique ne repéraient l’attention conjointe qu’avec un grand nombre d’indices. En revanche, les enfants ayant montré une forte progression linguistique sont aussi capables de repérer l’attention conjointe à partir d’indices très limités, comme la direction des yeux.

Étant donné l’importance de l’attention conjointe pour l’acquisition du langage et le déficit de cette capacité chez les enfants autistes, nous avons proposé de rééduquer ou tout du moins d’entraîner les capacités d’attention conjointe de deux jeunes enfants autistes. Les résultats sont encourageants (les deux enfants rééduqués ont progressé), mais l’étude n’a pas été assez poussée pour pouvoir en tirer des conclusions définitives. En effet, Brunel et Leicher (2008) n’ont pas pu constituer de groupe témoin, ou passer à la phase de généralisation. La poursuite de cette étude a été mise en place et nous attendons donc les prochains résultats.

Comme on le sait, une des hypothèses principales sur les enfants autistes (censée expliquer leurs déficits sociaux) est qu’ils souffrent d’un déficit en théorie de l’esprit pure. Des résultats plus récents permettent d’en douter : en effet, les autistes de haut niveau et les Asperger sont capables de réussir le premier, voire le deuxième niveau des tests de fausse croyance. Contrairement aux enfants à développement typique qui réussissent les tests de fausse croyance de façon automatique (ceci dès l’âge de 4 ans), ils s’appuieraient sur des connaissances purement théoriques, ils élaboreraient une réflexion purement explicite. Cependant, malgré leur réussite aux tests de fausse croyance (ou du moins à certains d’entre eux), les autistes de haut niveau et les Asperger restent fortement handicapés au point de vue social. Les témoignages de ces personnes (notamment Grandin, 1994) montrent que malgré un QI normal ou supérieure à la moyenne, les autistes de haut niveau et les Asperger continuent à avoir beaucoup de mal à repérer les signaux sociaux de base (comme la posture du corps, les regards ou les expressions faciales). Alors que ces indices sociaux attirent fortement l’attention des individus à développement typique, ce n’est pas le cas pour les autistes. Qui plus est, même s’ils sont capables d’apprendre à repérer les signaux sociaux, certes de façon très explicite, ils restent quand même assez peu intéressés par le fait de regarder les autres ou de suivre leur regard.

De ce fait, on peut supposer que les enfants autistes seraient atteints en amont de la théorie de l’esprit. Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre 1.3, les enfants autistes auraient davantage un déficit au niveau de l’attention conjointe qu’un déficit de la théorie de l’esprit pur. Les mécanismes nécessaires à son développement ne se mettent pas en place et entraînent une cascade de déficits par la suite. Nous avons vu qu’un entraînement précoce de ces mécanismes précurseurs, et notamment de l’attention conjointe était possible. Il devient donc urgent de dépister l’autisme de plus en plus tôt afin de pouvoir prendre en charge ces enfants le plus tôt possible et ainsi de leur permettre d’acquérir les mécanismes précoces qui leur font défaut.