1.1.3. L’ergonomie des activités comportant une dimension cognitive

Toute activité humaine comporte une dimension mentale puisque sa conscience accompagne naturellement l'être humain dans toute sa vie éveillée. Ainsi, toute activité implique une intention ou une volonté, un contrôle ou un pilotage, une organisation, des choix, une évaluation affective, et en général une recherche de satisfaction immédiate ou différée. L’ergonomie a commencé à s’intéresser à la dimension mentale des activités humaines quand de nouvelles questions liées à l’usage et à la conception ont commencé à se poser avec l’apparition des nouvelles technologies de l’information. L’apparition de l’ergonomie cognitive (Cognitive Ergonomics) est située par Hoc dès les années 1970 avec la publication de l’article de Sime, Fitter & Green traitant de l’activité de programmation de systèmes informatiques. Elle provient d'un double constat d'insuffisance de l'ergonomie traditionnelle : insuffisance pour comprendre l'utilisation des nouveaux outils et insuffisance pour les concevoir.

La première insuffisance souligne que les nouvelles activités étudiées ne peuvent plus être comprises sans prendre en considération les activités cognitives mises en jeu par les opérateurs. La seule observation du comportement ne suffit plus et d’autres méthodes doivent être élaborées. Les états mentaux et raisonnements n’étant pas directement observables, ils doivent être inférés à partir de ce qui est observable, c'est-à-dire les comportements et les déclarations de l'opérateur. Ces nouvelles méthodes de l’ergonomie peuvent elles-mêmes s’appuyer sur les principes et les outils de l’ingénierie cognitive, reprenant et adaptant à ses besoins des concepts de traitement de l’information symbolique ou de résolution de problème.

L'insuffisance pour la conception repose sur le pressentiment que les nouveaux outils informatiques devraient permettre d’assister et d’améliorer les activités cognitives humaines dans des situations de résolution de problèmes complexes . Mais comment ?

Ces deux insuffisances rejoignent deux préoccupations classiques de l'ergonomie. D'une part la préoccupation d’améliorer les conditions de l’activité telle qu’elle est vécue par le sujet humain. D'autre part la préoccupation d’améliorer la performance de l’activité. Selon le point de vue, l’objet même auquel renvoie le terme cognitif peut varier :

La première approche semble plutôt issue de la tradition de la psychologie, et accorde une place centrale au sujet humain, sans l'étudier comme une machine. En France, elle provient des travaux issus de la psychologie du travail, notamment de J.-M. Lahy, J. Leplat, A. Laville, M. de Montmollin, A. Bisseret, J.-C. Sperandio. Leplat la présente comme l’ensemble des connaissances psychologiques pertinentes à l’analyse et à la solution des problèmes ergonomiques.

La seconde approche semble plutôt provenir d'une tradition d'ingénierie. Elle considère les agents humains comme des systèmes cognitifs dont les actions se combinent avec celles de la machine, qui, elle aussi, peut être vue comme un système cognitif jouissant de propriétés déterminées. Ainsi Hollnagel & Woods ont proposé la notion de système cognitif conjoint (joint cognitive system). L’analyse cognitive du travail est alors celle du fonctionnement de ce système conjoint, c'est-à-dire celle du couplage entre l’homme et le système technique auquel il est associé.

Hollnagel & Woods cherchent à rendre compte de ce couplage dans le modèle Ecom présenté à la Figure 2. Sa caractéristique principale est de proposer un découpage orthogonal par rapport au découpage classique homme/machine. Ce découpage intègre le couplage homme/machine à chacun de ses niveaux.

Figure 2 : The Extended Control Model (Ecom), (Hollnagel 2005)

Le modèle Ecom repose sur l'hypothèse fondatrice que des objectifs correspondant à des couches différentes peuvent être poursuivis simultanément, et que ces objectifs et leurs processus de contrôle associés interagissent de façon complexe. Il propose donc une vision de la façon dont les objectifs de différents niveaux interagissent. Les objectifs de haut niveau se propagent vers le bas pour produire les manipulations instantanées. Mais des tâches de contrôles des différents niveaux peuvent aussi interférer. Ainsi, quatre niveaux de contrôle sont proposés : "tracking", "regulating", "monitoring", et "targeting". En situation de tâche contrôlée, les objectifs de chaque niveau sont déterminés par le niveau du dessus. Le niveau "tracking" correspond aux corrections immédiates et automatisées des perturbations. Le niveau "regulating" correspond à des processus plus conscients qui fixent les valeurs cibles de la boucle de "tracking". Le niveau "monitoring" réfère au contrôle de l'état du système cognitif joint en rapport avec l'environnement. Il génère l'évaluation de la situation qui détermine les objectifs du niveau "regulating". Le niveau "targeting" définit les objectifs généraux.

Ce cadre conceptuel, puisqu'il se focalise sur le couplage homme-machine, est aussi propice à l'étude de la coévolution homme/machine proposée par Boy ou Rabardel . Dans le domaine de la conduite automobile, il rejoint celle de "Conducteur-Véhicule-Environnement" (DVE Model) de Cacciabue & Re .

Ces deux conceptions de l'ergonomie cognitive, centrée sur l'opérateur ou centrée sur l'interaction, issues de deux approches de la cognition différentes, nous semblent complémentaires. Elles se rejoignent même dans le fait qu'elles accordent toutes deux à la cognition un caractère incarné dans un opérateur en prise avec un environnement. Dans les deux cas, elles s'écartent d'une conception de laboratoire qui chercherait à étudier la cognition en dehors de son contexte.