2.2.3. Les modèles structuraux de la mémoire humaine

La mémoire est une des capacités fondamentales des systèmes cognitifs. Nous présentons ici les aspects dits "structuraux" de la mémoire humaine par opposition aux aspects "fonctionnels". Cette distinction, parfois ambiguë, renvoie à l'idée qu'il y aurait une structure constitutive de la machine de traitement de l'information qu'est le cerveau humain, qui sous-tendrait ses fonctionnalités, ces dernières pouvant être décrites sur un autre plan. L'étude structurelle de la mémoire humaine a donné lieu à de nombreux travaux. Nous en donnons ici une présentation historique. Elle a pour but d'expliquer, ce que peut signifier l'idée qu'une représentation est une structure d'information "contenue" dans la mémoire de l'opérateur.

D'après Tiberghien , la mémoire humaine est habituellement définie comme la capacité à réactiver, partiellement ou totalement, de façon véridique ou erronée, les événements du passé. Vue sous cet angle, la mémoire "contiendrait" des connaissances du passé. Mais au-delà de cette réactivation du passé, Tiberghien insiste sur le fait que la mémoire détermine également largement notre présent perceptif. La mémoire produit, de façon permanente, des schémas hiérarchisés et emboîtés qui façonnent nos anticipations et sont porteurs de surprises potentielles. Ainsi, dans les situations dynamiques qui nous intéressent, sa fonction est également de détecter la nouveauté et de permettre l'apprentissage.

La détermination des principes structuraux de la mémoire humaine est une problématique qui date des débuts de la psychologie scientifique. Un certain nombre d'expériences emblématiques ont permis de poser les bases de la distinction entre "registres sensoriels", "mémoire à court terme" (MCT) et "mémoire à long terme" (MLT). Citons Miller qui a mis en évidence un empan de la mémoire à court terme de 7 +/- 2 items. Perterson & Peterson ont montré l'oubli d'items en quelques secondes en cas d'impossibilité de mémorisation volontaire en situation de double tâche. Milner , dans une étude sur des patients cérébrolésés, montre des troubles spécifiques de la MLT ou de la MCT. L'ensemble de ces faits se trouve résumés dans le modèle dit "modal" , présenté .

Figure 6 :
Figure 6 : Le modèle" Modal" d’Atkinson et Shiffrin (1968)

Ce modèle divise la mémoire en trois sous-systèmes principaux : a) Le registre sensoriel : il peut retenir une grande quantité d'informations pendant un temps extrêmement court (quelques millisecondes). b) La mémoire à court terme (MCT) : elle contient un nombre limité d'éléments. c) La mémoire à long terme (MLT). Les informations en MLT sont de nature sémantique. La MLT ne connaît pas en pratique de limites de capacité ou de durée de mémorisation.

Ce modèle représente la conception dominante de la mémoire humaine dans la psychologie cognitive de la fin des années 1960. Il a été ensuite profondément renouvelé par l'introduction du concept de mémoire de travail (MDT) pour rendre compte des capacités de raisonnement symbolique complexe de l'esprit humain. La mémoire de travail se définit comme un système à capacité limitée qui gère à la fois des opérations de stockage et de traitement pendant la réalisation des activités cognitives complexes.

L'un des premiers modèles de computation symbolique intégrant la notion de MDT est celui de Greeno , montré Figure 7. Dans ce modèle, la MCT stocke les informations extraites de l'environnement, la MLT contient les connaissances du sujet acquises au cours de ses expériences passées (procédures de résolution déjà mises en œuvre lors d'anciens problèmes). Enfin la MDT est le siège de la représentation du problème en cours de résolution. Greeno indique que sa capacité de stockage, bien que limitée, est bien plus importante que celle de la MCT.

Figure 7 : Modèle de Greeno (1973)
Figure 8 : Modèle de Baddeley (2000)

Du point de vue de la psychologie expérimentale, Baddeley & Hitch ont montré qu'un sujet peut maintenir un certain nombre d'unités de traitement en MCT tout en réalisant des opérations cognitives complexes : apprentissage, compréhension, raisonnement. Ces résultats l'ont conduit à proposer un modèle de mémoire de travail présenté en Figure 8

Ce modèle est composé de deux sous-systèmes esclaves spécialisés, l'un dans le traitement verbal et l'autre dans le traitement visuo-spacial, et d'un sous-système exécutif central. Chaque composante de ce système a des ressources propres et une relative autonomie de fonctionnement, mais peut, sous certaines conditions, puiser dans les capacités des autres composantes. Le concept même de mémoire de travail suppose que le stockage temporaire d'informations n'est pas de nature passive mais qu'il nécessite le maintien de ces informations à un haut niveau d'évocabilité tout en permettant au sujet d'effectuer, sur ces informations, les traitements nécessaires à un stockage efficace en MLT ou à une réponse motrice.

La MCT ainsi que la MDT sont maintenant considérées par de nombreux auteurs comme une partie de la MLT qui se trouve à un instant donné dans un état d'activation particulier , . Selon Cowan, la partie la plus activée de la MCT correspond à ce qu'il nomme le focus attentionnel, la partie d'activation intermédiaire correspond à la mémoire de travail. En effet, l'attention portée sur certaines des informations activées serait dépendante du degré d'activation de ces dernières, soit par la perception, sous la forme de stimuli, soit sous la forme d'informations récupérées par les phénomènes d'amorçage. En d'autres termes, moins une information serait activée, moins elle aura de chance de faire partie d'une représentation explicite, verbale ou imagée.

Figure 9 : Modèle de Cowan (1988)

Le temps à partir de la réception d'un stimulus est représenté de gauche à droite. L'information correspondant à un stimulus peut être présente dans plus d'un composant en même temps. La mémoire de travail est représentée comme un sous ensemble actif de la mémoire à long terme. Le focus de l'attention est représenté comme un sous ensemble actif de la mémoire de travail. Les stimuli auxquels le sujet est habitué n'entrent pas dans le focus de l'attention. Le séquencement temporel de l'implication du centre exécutif est flexible. Les flèches représentent le transfert d'information d'un composent à un autre, ce sont des approximations discrètes de processus continus qui peuvent se produire en parallèle ou en cascade. Les chemins qui mènent à la conscience peuvent provenir de trois sources : les stimuli surprenants, les informations sélectionnées par un effort volontaire (d'origine sensorielle ou non), l'activation spontanée d'information en mémoire à long terme basée sur des associations (non représenté sur la figure).

Le modèle de Cowan est présenté Figure 9. Dans ce cadre là, les propriétés d'empan et de durée attribuée à la MCT, deviennent des propriétés attribuées à l'activation de la MLT.

Selon Tiberghien , cette conception de la MCT permet de comprendre pourquoi les traits et les concepts associés à un stimulus sont activés automatiquement. Il considère qu'il est raisonnable de retenir la proposition de Cowan qui définit le MCT comme la somme de toutes les informations activées à un moment donné, laissant de coté le problème de savoir si toutes ces informations activées accèdent à la conscience.

Ce modèle nous apparaît plus intéressant pour rendre compte du traitement des situations dynamiques que les modèles de type Greeno ou Baddeley, qui sont davantage orientés pour les tâches de raisonnement symboliques. De plus, ce modèle permet de rendre compte facilement de la notion de "awareness" telle qu'elle se développe dans la théorie de la conscience de la situation que nous présenterons au paragraphe 2.2.5. En effet dans ce modèle, des informations peuvent être rendues accessibles sans pour autant être directement dans le champ de la conscience à un instant donné.