4.1.5. Modèle du domaine et ontologie

A l'origine, le terme "ontologie" est un terme philosophique qui désigne la « doctrine ou théorie de l'être » . A partir de la question "Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ?", l'ontologie philosophique s'attaque à la question : "Il existe quelque chose, mais quoi ?". Bien que de manière plus naïve, cette même question se pose en ingénierie des connaissances, dès lors qu'on veut modéliser un domaine : "Qu'est ce qui existe fondamentalement dans ce domaine ?". Autrement dit : quels sont les concepts "premiers" sur lesquels se fonde l'édifice de modélisation ? Par exemple dans le domaine de la conduite automobile, existe-t-il des "coups de frein brusques" ? Des "coups de frein doux" ? Des "regards à droite" ? Des "regards dans l'angle mort droit"? Ou bien ces concepts sont-ils des concepts inventés sur la base de concepts plus élémentaires ? Et si oui, lesquels ? Peut-être "action sur une pédale" ? Ou "mouvement des yeux" ? Ricoeur souligne que cette question, pour la science, « c'est la question de savoir ce qui, pour elle, est tenu pour réel, au sens de non conventionnel, non produit par l'activité théorique et pratique du savant. » De même, dans la démarche de modélisation en IC, créer une inscription λ dans le système pour symboliser Λ dans le domaine, c'est du même coup affirmer qu'on tient Λ pour existant dans le domaine. Dans cette optique, l'IC s'est appropriée le terme "ontologie" pour désigner une structure de données informatique, qui spécifie les conditions de traitement et d'affichage à l'écran de symboles, qui pourront être compris par l'utilisateur comme symbolisant quelque chose qui est tenu par lui comme réel dans le domaine.

La notion de symbole est ici définie comme un objet λ qui est compris par un Sujet comme renvoyant à un autre objet Λ, identifiable par ce Sujet. Par exemple, la locution "coup de frein brusque" est un symbole qui est tenu par celui qui le lit comme renvoyant à quelque chose qu'il peut identifier dans le domaine de la conduite automobile. En choisissant d'utiliser le symbole "coup de frein brusque" pour participer à décrire la conduite automobile, l'ergonome affirme du même coup qu'il considère qu'il existe des coups de frein brusques dans le domaine de la conduite automobile.

L'ontologie apparaît ainsi à l'utilisateur comme l'ensemble des objets reconnus comme existants dans le domaine, et une spécification de leur comportement dans le système. souligne que le principe même des calculs formels mis en œuvre dans les SBC impose que soient définies des "primitives" du domaine sur lesquelles ils puissent s'appliquer. Ainsi, l'ontologie effectue une mise en correspondance du niveau interprétatif de l'utilisateur et du niveau computationnel de l'ordinateur. Le niveau interprétatif est un libellé et plus largement une présentation qui guide l'interprétation des symboles par l'utilisateur, par exemple la locution "coup de frein brusque", ou un symbole graphique ayant le même rôle. Le niveau computationnel est une définition des opérations que le système peut appliquer aux symboles : peut-il jouer tel rôle dans telle règle d'inférence ? Par exemple, pour produire un autre symbole qui symbolisera la surprise ou la peur ressentie par le conducteur, qui pourrait éventuellement être inférée d’un "coup de frein brusque". Ces deux niveaux sont liés par le fait que la connaissance des contraintes computationnelles influence l'interprétation du symbole qui est faite par l'utilisateur, et que les contraintes computationnelles sont spécifiées par l'utilisateur conformément au sens qu'il attribue au symbole.

Avec le développement des SBC, il est apparu que la construction des ontologies posait plus de difficultés qu'il ne semblait au premier abord. Selon Bachimont « il est impossible de trouver des notions à partir desquelles toutes les connaissances sont construites. Les notions sont elles-mêmes des connaissances permettant de définir d’autres connaissances, mais sont également définies par elles. Le problème est donc qu’il n’existe pas de primitives générales d’un domaine et qu’il est nécessaire pourtant de disposer de primitives pour entreprendre la représentation des connaissances. » Il ressort de cela que la construction d’une ontologie par un analyste ne consiste pas à découvrir des primitives déjà existantes, mais consiste à choisir et définir, de manière pragmatique, des primitives qui répondent à son projet de modélisation.

L'ergonome ne peux pas prouver qu'il existe des "coups de frein brusque" dans le domaine de la conduite automobile, qui se différentieraient par exemple des "coups de frein doux" par un certain seuil d'enfoncement de la pédale. Simplement, en créant cette notion, il fait un choix pragmatique de modélisation. Il reste que, si l'analyste veut construire un modèle cohérent, il n'est pas libre de définir n'importe quel concept et n'importe quelle règle d'inférence. Il est contraint par la réalité du domaine. C'est là que le système d'IC peut apporter une aide. En offrant le moyen d'implémenter les contraintes logiques, il offre à l'analyste un moyen de tester la robustesse de ses modèles.

Bachimont indique qu'en pratique, la construction des ontologies se fait souvent à partir d'une analyse linguistique de corpus de textes, par exemple dans le domaine médical. Mais des ontologies peuvent également être créées à partir de données non langagières, ce qui correspond en grande partie à notre cas. Dans ce cas la définition des concepts renvoie à la méthode de traitement permettant de les rattacher à ces données. Par exemple, les traitements appliqués au signal issu de la pédale de frein, qui spécifient la détection d'un "coup de frein brusque".