7.2.4.1. Etudier et assister le processus d'explicitation

Au paragraphe 1.2.2.2 nous avons introduit la théorie de la psychologie constructiviste de Piaget et présenté comment elle pouvait s'appliquer à l'acquisition de nouvelles connaissances chez l'adulte. Jusqu'à présent, nous avons appliqué cette théorie à l’ergonome, pour expliquer comment celui-ci pouvait construire des connaissances en ergonomie cognitive, à propos de l’opérateur.

Nous pouvons maintenant examiner comment cette théorie s'applique également à l’opérateur. Cela correspond à un usage plus classique de cette théorie. Dans ce cadre, elle explique comment l'opérateur peut lui-même expliciter ou "prendre conscience" de sa propre activité. Il nous semble que notre travail peut contribuer à expliquer ce mécanisme constructiviste de la part de l'opérateur lui-même. Nous proposons de le voir comme une formalisation de la théorie constructiviste de l'explicitation et de la prise de conscience.

Pour cela, il peut s'appliquer à différentes échelles de temporalité.

Dans une temporalité courte, il peut expliquer comment l’opérateur construit, pratiquement immédiatement, une explicitation de la situation courante dans laquelle il est plongé. Cette explicitation correspond à sa "Conscience de la Situation", car ce processus d'explicitation fait émerger des aspects de l'activité compris par l'opérateur, au moment où il réalise l'activité. Avec le vocabulaire que nous avons employé jusqu'à présent, nous pouvons dire que des "points d'intérêt" de l'activité deviennent saillants et prennent un sens pour l'opérateur. Ces "points d'intérêt" constituent une explicitation de l'activité immédiate à la conscience de l'opérateur, à un niveau qui peut être non verbal, que Piaget à appelé "symboles privés". Cette prise de conscience peut, en retour, entrainer une action volontaire sur l'activité. Elle permet également de rattacher ces points d'intérêt à un discours verbal et d'effectuer des raisonnements explicites.

Dans une temporalité longue, notre travail peut expliquer que l'opérateur apprend petit à petit à reconnaître les points intéressants de son activité. Puis, par un processus réflexif, sur la base des ces points, il peut apprendre de nouveaux schémas d'activité. Ces nouveaux schémas peuvent relever de différents niveaux de contrôle, plus ou moins explicite. Il peut inversement exister des mécanismes descendants, par lesquels des schémas appris de manière explicite sont peu à peu transformés en un savoir-faire implicite.

Nous illustrons à la Figure 89 ce parallélisme qui peut être fait entre le processus constructiviste de l'ergonome et le processus constructiviste de l'opérateur. Cette figure reprend la méthodologie Abstract telle qu'elle est résumée au paragraphe 5.5 et les rattaches aux étapes de la construction de connaissance de Piaget.

Figure 89 : Explicitation de l'expérience vécue ou observée

Cette figure est issue d'une fusion de la Figure 69 avec la Figure 3. L'axe de temps de l'activité est représenté verticalement à gauche, et les niveaux d'abstraction sont représentés par l'axe horizontal en haut. Le processus de construction de connaissance est représenté par la flèche en diagonale. Cette figure superpose donc deux temporalités : la temporalité de l'activité et la temporalité de la construction de connaissances. Dans la temporalité de l'activité, tous les niveaux de contrôle sont simultanément présents, mais nous les incluons dans la figure en suivant la temporalité de découverte de connaissances. L'activité est donc représentée avec tous ses niveaux de contrôle à la quatrième étape. Cette figure peut autant se lire du point de vue de l'ergonome, qui cherche à découvrir des connaissances à propos de l'activité de l'opérateur, que du point de vue de l'opérateur, qui prend conscience de sa propre activité.

La première étape représente le "flux de l'activité". Pour l'ergonome, c'est la trace collectée. Ces données contiennent implicitement les connaissances qu'il cherche à expliciter. Elles sont aussi une manifestation implicite des connaissances du conducteur, bien que ce dernier ait pu les mettre en œuvre à différents niveaux de contrôle, plus ou moins explicitement pour lui. Pour le conducteur, cette étape correspond à son activité implicite, la manifestation de son savoir-faire, ce que Piaget a appelé sa "connaissance en acte". Dans les deux cas, ce niveau est centré sur l'activité. Il ne fait pas la distinction entre ce qui relève de l'environnement et ce qui relève du sujet. Par exemple, du point de vue de l'ergonome, l'angle du volant est enregistré sans décider s'il doit être considéré comme une action du conducteur ou comme un paramètre du véhicule. Du point de vue du conducteur, ce niveau peut être désigné sous le terme de "vécu phénoménologique", au sens où, pour la phénoménologie, l'idée même de dissociation entre le monde physique et le monde mental est construite dans un deuxième temps .

Dans la deuxième étape, des "points d'intérêt" sont identifiés dans le flux d'activité. Pour l'ergonome, ils peuvent constituer des symboles de bas niveau qui décrivent l'activité. Par exemple : un dépassement de seuil de l'angle du volant, qu'il entrevoit comme intéressant, du fait de ses connaissances préalables. Pour le conducteur, il faut lui présupposer une intentionnalité, qui lui permet de sélectionner peu à peu les points intéressants. Ces points sont significatifs pour lui, du fait qu'ils se rattachent à son intentionnalité, ils peuvent donc correspondre à ce que Piaget appelle des "symboles privés".

Dans la troisième étape, des symboles plus abstraits sont progressivement rattachés aux "points d'intérêt", dans le but d'atteindre un niveau de description de l'activité qui soit partageable au sein d'une communauté. C'est à ce niveau que l'ergonome et le conducteur peuvent établir un dialogue. Nous rapprochons ce niveau de ce que Piaget appelle l'étape de la "pensée conceptuelle". Le conducteur, ou l'ergonome créent des concepts et les organisent, à partir de théories préalables et sous l'influence de leurs communautés respectives. Par exemple, l'ergonome crée la catégorie de ce qui relève du conducteur et celle de ce qui relève de l'environnement, puis il décide de placer les franchissements de seuil du volant dans la catégorie "action du conducteur". Du point de vue du conducteur, au cours de son développement en tant que sujet humain, on peut proposer qu'à la base de ce niveau soient construites deux grandes classes ontologiques : la classe des objets "réels" et la classe des objets "mentaux".

Dans la quatrième étape, des modèles de l'activité peuvent être construits avec ces symboles. Nous l'avons rapprochée de ce que Piaget appelle l'approche réflexive, qui prend le vécu comme objet de connaissance. Par exemple l'ergonome construit les schémas tactiques "Lane_Change_anticipated" et "Lane_Change_delayed". Le schéma tactique qui est explicité par l'ergonome au cours de ce processus n'est pas forcément explicite pour le conducteur au moment où celui-ci le met en œuvre. Il ne se dit pas forcément mentalement : "Ha, je suis ralenti par un véhicule lent, je vais contrôler mon rétroviseur et anticiper l'accélération pour prendre de l'élan, et je ne mettrai mon clignotant que si la voie est libre". Ce schéma tactique est sans doute en grande partie automatisé. Cependant, Piaget nous suggère, d'une part, que ce peut être par un mécanisme analogue que le conducteur l'a appris, et d'autre part, qu'il pourrait lui-même l'expliciter par un mécanisme analogue.

Nous avons donc mis en évidence un parallélisme entre le processus de construction de connaissances par le conducteur à partir de sa propre expérience, et le processus de construction de connaissances par l'ergonome à partir de l'expérience du conducteur. Ce parallélisme fonctionne si l'ergonome a la possibilité de trouver dans la trace des points d'intérêt qui correspondent à ceux que le conducteur retrouve dans sa propre activité de conduite. Sur cette base, il pourra y avoir une correspondance entre les schémas tactiques que découvre l'ergonome à partir de la trace d’activité et les schémas tactiques que fait émerger le conducteur à partir de son activité. De plus, sur la base de ce parallélisme, il peut être intéressant de mener de manière conjointe le processus d'explicitation, entre l'ergonome et le conducteur.