7.2.4.4. Vers un modèle constructiviste de la conscience de la situation

Au paragraphe 7.2.4.1, nous avons présenté comment notre approche constructiviste permettait de décrire la prise de conscience et les mécanismes d'explicitation, qu'un sujet humain peut mener par lui-même, à partir de sa propre activité. Nous avons présenté cette description à la Figure 89. Cette figure mettait en évidence la construction progressive de connaissances à plusieurs niveaux d'abstractions ; mais en réalité, ces différents niveaux sont tous présents pendant l'activité et correspondent à des niveaux de contrôle parallèles. Nous voudrions maintenant proposer un modèle cognitif de l'opérateur, qui rende compte de ce parallélisme des niveaux de contrôle et de ce double processus d'émergence : l'émergence de connaissances au fil de l'activité et l'émergence d'une conscience de la situation en parallèle de l'activité.

Pour cela nous nous proposons de partir du modèle de la conscience de la situation d'Endsley, présenté au paragraphe 2.2.6, Figure 11. Ce modèle, comme la plupart des modèles cognitifs, découpe la boucle d'interaction de l'opérateur avec son environnement en trois étapes principales : perception, puis compréhension, puis action, avant de reboucler sur la perception. On retrouve également ce découpage dans les modèles de simulation cognitive, par exemple le modèle d'ACT-R, présenté Figure 14 ; puisque, par principe, ces modèles isolent la partie compréhension, pour la simuler par un traitement d'information sur ordinateur.

La plupart des auteurs font pourtant remarquer qu'en réalité, la perception, la compréhension et l'action sont intimement liées. Endsley, dans les explications qu'elle donne de ses modèles, précise que la compréhension guide la perception, et que la connaissance est codée et comprise au sein de schémas qui permettent l'anticipation et qui guident les actes. Nous proposons donc d'appliquer au modèle d'Endsley notre symbolisme de la Figure 89, afin de représenter l'activité non pas comme une boucle, mais sous sa forme déployée au cours du temps. De cette façon, la perception et l'action restent liées au sein de schèmes, la compréhension provient alors du fait que ces schèmes sont inscrits dans un usage.

Nous devrons cependant garder dans notre modèle, au dessus de l'activité, un niveau de description qui rende compte de l'émergence de la conscience de la situation. La conscience de la situation ne sera alors plus vue comme une étape du cycle perception, compréhension, action, mais comme une explicitation qui émerge, en continu, de l'activité. Ce niveau de description devra aussi rendre compte des capacités humaines de traitement de l'information explicite, ou, pour le poser comme Anderson à propos d'ACT-R : devra permettre de décrire la cognition humaine en ce qu'elle se différentie de celle des autres animaux.

Ces différentes attentes nous mènent à proposer le modèle présenté à la Figure 90.

Figure 90 : Modèle constructiviste de la conscience de la situation

Dans cette figure, l’activité, telle qu’elle est vécue par le sujet, est placée au centre. Elle est représentée de gauche à droite, dans son déploiement au cours du temps. Ce primat accordé à l’activité vécue rejoint la position philosophique de la phénoménologie , selon laquelle le sujet construit, dans un deuxième temps, à la fois son vécu conscient et sa réalité physique connue. Nous désignons ce mécanisme de construction par le terme "expliciter". En retour, du point de vue du sujet, son vécu conscient exerce un contrôle sur son activité. Ce contrôle s’exerce à différents niveaux, plus ou moins explicites, que nous n’avons pas différentiés sur la figure. En ce sens, ce modèle rejoint le modèle d’interaction Ecom présenté au paragraphe 1.1.3, Figure 2 ; mais, au lieu de présenter l’interaction sous forme de boucles superposées, il la présente sous forme déployée, avec des schèmes imbriqués, de différentes portées temporelles.

Pour représenter l’activité, nous avons utilisé le graphisme que nous avions utilisé pour représenter les traces. Cette représentation vise à rendre compte du fait qu'au fil de l'activité, des "unités d’activité" utiles sont identifiés et retenues. Nous désignons ces "unités d’activité" par le terme de "schèmes" de Piaget, mais elles nous semblent également correspondre assez bien aux notions de "dispositions à répondre" ou "d'anticipations" telles qu'elles sont présentées par Berthoz & Petit . Au fur et à mesure de leur sélection, ces schèmes organisent l'activité à venir. L'activité présente est structurée sur la base des schèmes passés. De plus, ces schèmes jouent le rôle de points d’appui pour une activité cognitive réflexive du sujet. Ils acquièrent un rôle symbolique en étant inclus dans des schèmes de plus haut niveau. En tant que symboles, ils sont rattachés à d’autres symboles de plus en plus abstraits et organisés. Dans ce modèle, les activités mentales ou sociales, la pensée réflexive, la communication verbale, sont à situer dans la partie "activité", au même titre que les activités physiques. Ainsi, nous nous rattachons à l'idée, proposée notamment par Vygotski , selon laquelle la construction de concepts abstraits passe en grande partie par des activités d'interaction avec d'autres êtres humains.

Cette organisation progressive, sous la contrainte de l’activité, fait apparaître les deux grandes classes ontologiques du dualisme cartésien : l'univers mental et l'univers physique. Le sujet construit son univers mental qui évolue en parallèle à son activité et qui contient, à chaque instant, sa conscience de la situation. Certains aspects de l'activité deviennent alors vécus comme des perceptions, d'autres comme des représentations, d’autres comme des actes volontaires. Parallèlement, le sujet construit son environnement physique connu, c'est-à-dire qu'il considère progressivement certains aspects de son activité comme concernant des objets d'un monde physique environnant. Cette "réalité physique connue" correspond à ce qui est désigné dans les modèles cognitifs classiques sous le terme "d'environnement" ; mais dans notre modèle, l’environnement est compris par le sujet du fait que ses éléments sont, par construction, rattachés à un usage. De plus, cet environnement physique connu évolue, parallèlement à l’activité.

Du fait que la conscience de la situation contient un niveau explicite, nous pouvons représenter à son niveau, les différents buffers déclaratifs proposés par les modèles de simulation cognitive. Nous nous basons sur le modèle d’ACT-R présenté à la Figure 14, pour inclure les buffers "objectif" ("goal"), perception visuelle ("visual"), etc. En revanche le "moteur" qui réalise les traitements mentaux est représenté dans notre modèle par le schème actif. Nous pouvons garder l'idée de principe d'activation par similarité ("matching") proposé par ACT-R pour expliquer la sélection du schème actif ; mais dans notre cas, ce schème n'est pas figé. Il ne se résume donc pas à une "règle de production" comme dans ACT-R, c'est un mécanisme plus complexe, qui a été construit progressivement au fil de l'activité antérieure. La simulation informatique de la mise en œuvre de ce schème reste donc un problème ouvert, dans lequel le champ de recherche du "raisonnement à partir d'expérience tracée" a toute sa place.

Contrairement au modèle d'Endsley, notre modèle n'inclut pas de boite nommée "compréhension". Contrairement aux modèles de simulation cognitive, il ne décrit pas des manipulations de symboles vus du point de vue du modélisateur qui les regarde. Notre modèle vise à décrire comment les symboles prennent sens pour le sujet lui-même. Ils acquièrent ce sens, non pas parce qu'ils sont "vus" par une conscience, mais parce qu'ils sont inscrits dans des usages. Ce modèle doit donc être vu comme la description d'un système qui peut être compris dans son ensemble comme un système conscient. Il superpose une vision "de l'intérieur" selon laquelle le Sujet construit une conscience de la situation à partir de son activité, et une vision "de l'extérieur", selon laquelle le psychologue affirme que le sujet construit une conscience de la situation. Vu de l'extérieur, nous pouvons nous demander jusqu'à quel point il serait compatible avec une implémentation d'un robot qui paraitrait conscient. En effet, contrairement au modèle d'Endsley par exemple, il ne contient pas de module "compréhension", qu'on ne saurait pas implémenter informatiquement. Vu de l'intérieur, c'est-à-dire appliqué à nous-mêmes, ce modèle laisse subsister le mystère de notre "activité telle que nous la vivons". Il prend acte de son existence et il est bâti autour d'elle.