Conclusion

Ce travail est le fruit d'une rencontre entre des psychologues travaillant en ergonomie cognitive et des informaticiens travaillant en ingénierie des connaissances. Cette rencontre a été l'occasion de nombreux débats sur la façon d'appréhender la cognition humaine. Chacun apportait son point de vue sur la cognition, liés à ses propres pratiques de recherche.

Les psychologues ont apporté une grande exigence d'objectivité dans la démarche scientifique d'observation et de modélisation d'un opérateur en train de mener une activité. Cette exigence passe par la mise en place d'une méthodologie d'expérimentation et d'analyse des données recueillies, qui vise notamment à se préserver des biais liés à la subjectivité de l'ergonome. Pour eux, l'informatique peut constituer une source de concepts théoriques pour se représenter la cognition humaine comme un mécanisme de traitement de l'information, ainsi qu'une source de moyens pratiques pour la simuler.

Pour les informaticiens, le "sujet humain" est avant tout le destinataire de leur travail, puisque toute réalisation informatique est destinée à un utilisateur ou à un groupe d'utilisateurs. Les informaticiens observent ce sujet humain non pas d'une manière extérieure qui chercherait à s'affranchir des biais liés à leur pratique d'informaticiens ; mais ils l'observent au contraire par l'intermédiaire des systèmes qu'ils conçoivent, en accordant un intérêt tout particulier à l'impact de ces systèmes sur les utilisateurs et inversement des utilisateurs sur ces systèmes. En particulier, l'ingénierie des connaissances les amène à s'interroger sur la nature même de la notion d'information et de son rapport avec une connaissance à laquelle un "sujet connaissant", qui est l'utilisateur du système, peut attribuer un sens.

Ainsi, même si cela peut sembler surprenant, ce ne sont pas toujours les psychologues qui témoignent de la position la plus critique vis-à-vis de la métaphore de l'ordinateur pour comprendre la cognition humaine.

Pour trouver un dénominateur commun entre ces deux points de vue, nous avons été obligés de remonter à un niveau de discussion relevant de la définition même de la connaissance : le niveau épistémologique. A ce niveau, nous avons trouvé un terrain d'entente offert par le cadre habituellement désigné sous le terme "d'épistémologies constructivistes". Ce cadre épistémologique reconnaît à la connaissance sa nature fondamentalement subjective, au sens ou elle est toujours liée à un "sujet connaissant", et en même temps propose une démarche de recherche scientifique visant à produire des connaissances recevables par une communauté scientifique.

Une fois posé ce cadre épistémologique, nous avons pu le décliner pour les deux "sujets connaissants" impliqués dans notre travail : l'opérateur et l'ergonome. Concernant l'opérateur, nous l'avons étudié "de l'extérieur" avec une démarche scientifique d'ergonome visant à se dégager du biais de sa propre subjectivité. Pour cela nous avons appliqué une méthodologie évolutionniste et pragmatique. Concernant l'ergonome, nous nous sommes intéressés à lui "de l'intérieur" pour décrire comment il pouvait construire des connaissances justement par le biais de l'outil informatique que nous avons pu ainsi mettre au point.

En prenant le rôle de l'ergonome, nous avons pu construire des connaissances en ergonomie cognitive. Ces connaissances ont pris la forme de modèles de schémas tactiques de conduite. Ce sont les schémas de changement de voie sur autoroute que nous avons présentés. Nous avons ainsi contribué au projet de simulation cognitive du conducteur automobile du Lescot.

Plus généralement cette démarche nous a permis de concevoir et de mettre en place une méthodologie pour étudier la cognition telle qu'elle se déploie dans une activité. Cette méthodologie nous permet de rechercher les éléments d'information qui sont pertinents pour un opérateur. L'ergonome ne peut jamais prouver de manière absolue que les éléments qu'il identifie sont effectivement les éléments pertinents pour l'opérateur, mais il peut construire une argumentation raisonnable de cette affirmation. Cette argumentation se base à la fois sur une observation de l'activité et sur un cadre théorique qui oriente son analyse. Sur le plan théorique nous nous sommes appuyés sur la notion de "schémas cognitifs", de "conscience de la situation" et de "niveaux de contrôle" de l'activité. Nous avons appliqué notre méthode pour analyser des comportements portant sur une échelle de temps de l'ordre de quelques secondes, c'est-à-dire qui concerne la mise en œuvre de schémas tactiques. Notre méthode pourrait être employée sur d'autres échelles de temps.

Les connaissances que nous avons produites en ergonomie nous ont conduit à proposer des pistes de conception de systèmes d'assistance à la conduite. Le fait de disposer de moyens pour comprendre l'activité d'une manière contextualisée, nous permet d'imaginer des systèmes d'assistance à la conduite qui ne sont pas habituellement proposés dans la littérature. Par exemple, émettre des messages vers les autres usagers de la route, qui puissent être interprétés de manière adaptée au contexte. Plus généralement, il nous semble qu'un des grands intérêts de notre approche est de donner un moyen aux professionnels de la sécurité routière ou de la conception de véhicules, d'acquérir une connaissance plus précise de ce qu'est la conduite. Notre approche offre également les moyens d'évaluer l'évolution des comportements, liée à l'introduction de nouveaux systèmes embarqués dans le véhicule. Les connaissances produites permettraient de concevoir, tester, améliorer ces nouveaux systèmes.

Nous avons appuyé notre méthodologie sur un outil informatique que nous avons appelé un "Système à Base de Traces". C'est un système d'ingénierie des connaissances dédié aux traces d'activité. Nous avons ainsi produit des résultats dans le domaine de la recherche en ingénierie des connaissances. Ces résultats consistent en la conception de ce système, en la définition de son usage et en la réalisation de son prototype. C'est un logiciel libre qui est destiné à évoluer, il est prévu qu'il soit prochainement utilisé dans d'autres travaux à l'Inrets et ailleurs. Cet outil offre un lieu de rencontre entre les ingénieurs, les informaticiens et les psychologues. Ce lieu de rencontre facilite leur dialogue, il constitue un support au travail collaboratif entre ces personnes issues de cultures différentes. De cette façon nous pensons qu'il peut avoir un impact sociologique bénéfique dans les organisations qui l'utilisent. Par ailleurs nous avons montré que cet outil permettait une capitalisation de l'expertise d'analyse au fil des expérimentations.

Au terme de ce travail, nous pensons que les deux points de vue sur la cognition que nous avons adoptés, sont complémentaires. L'approche centrée sur l'opérateur permet de décrire ses mécanismes de traitement des informations, ses objectifs, ses décisions, ses représentations mentales. L'approche centrée sur l'interaction permet de rendre compte de l'émergence de l'information signifiante à partir de l'activité. Elle nous rappelle que toute cognition est une cognition située, qui n'a de sens que dans le contexte ou elle est mise en œuvre. En ce sens, il nous semble que la tendance actuelle de "conception centrée sur l'humain" (Human Centered Design) doit être comprise comme une "conception centrée sur l'humain agissant dans un contexte". Nous avons proposé une synthèse de ces deux approches. Cette synthèse offre un moyen de rendre compte des mécanismes que l'opérateur met en œuvre pour expliciter sa propre activité. A ce titre elle pourrait permettre à l'avenir d'étudier ses mécanismes de "prise de conscience".

Ce rapprochement pourrait se traduire, sur le plan méthodologique, par la possibilité d'utiliser un "Système à Base de Traces" pour faciliter l'explicitation de sa propre activité par l'opérateur. Cette perspective nous semble prometteuse à la fois dans le domaine de l'ergonomie cognitive, en l'utilisant dans des entretiens d'explicitation, et à la fois en informatique pour aider un utilisateur à mieux maîtriser son usage d'un logiciel. Globalement, elle permet d'étudier l’activité à un niveau où s’entremêlent des comportements de contrôle mis en œuvre implicitement et des comportements de contrôle volontaires et conscients avec une idée de continuum entre les deux.