Section 1. Objectifs de la thèse

L’objectif de cette thèse est de comprendre, à partir principalement du cas français, ce qu’est l’exclusion bancaire des particuliers, d’en analyser les causes et les conséquences, afin de proposer des pistes de réponse appropriées 2.

Nous entendons par exclusion bancaire des particuliers le processus par lequel une personne rencontre de telles difficultés bancaires d’accès ou d’usage qu’elle ne peut plus mener une vie sociale normale dans la société qui est la sienne (Gloukoviezoff, 2004a)3. Dans la mesure où notre étude porte exclusivement sur l’accès et l’usage des produits que sont le compte de dépôt, les moyens de paiement scripturaux et les crédits de trésorerie, nous parlons ici d’exclusion bancaire et non d’exclusion financière. Celle-ci englobe l’exclusion bancaire et y intègre également les difficultés liées à l’accès ou l’usage de produits financiers (crédits immobiliers, produits d’épargne et d’investissement et d’assurance). Ces difficultés seront parfois étudiées ponctuellement, mais ne sont pas au cœur de notre réflexion.

Une telle définition implique de proposer de nouvelles réponses à différentes questions : pourquoi certaines personnes peuvent accéder aux produits bancaires et d’autres non ? Pourquoi celles qui y ont accès rencontrent parfois des difficultés conduisant à l’interdiction bancaire ou au surendettement ? Quelles sont les conséquences, pour les personnes, d’un accès inapproprié ou inexistant aux produits bancaires ? Pourquoi rencontrer des difficultés bancaires peut engendrer de telles conséquences ?

Pour apporter des réponses à ces questions, nous mettrons au jour au cours de cette thèse les modalités d’articulation de trois éléments clefs : l’exclusion bancaire des particuliers, la prestation de services bancaires et le cadre institutionnel qui caractérise la société française (schéma 1).

Schéma 1 : Les trois éléments clefs de la thèse
Schéma 1 : Les trois éléments clefs de la thèse

Source : Élaboration personnelle.

Notre définition de l’exclusion bancaire repose entièrement sur le lien entre les difficultés bancaires (relation A) d’un côté et leurs conséquences sociales (relation B) de l’autre. Ce lien rend indispensable de dépasser une analyse se limitant aux relations entre clients et établissements de crédit4 (relation A). Celle-ci peut éclairer le développement des difficultés bancaires mais d’une part, elle n’y parvient que partiellement, et d’autre part, elle n’explique en rien l’existence de conséquences sociales. Le rôle du cadre institutionnel doit alors être intégré à l’analyse (relation C et B).

Les évolutions connues par le cadre institutionnel français ont eu un double effet. Principalement depuis le milieu du XXe siècle, elles ont progressivement rendu les produits bancaires incontournables pour mener une vie sociale normale expliquant ainsi les conséquences expérimentées par ceux confrontés à des difficultés bancaires (relation B). Puis, à partir du début des années 1980 et la domination de l’idéologie néolibérale, elles se sont traduites par une remise en cause de la tutelle étatique sur le secteur bancaire au profit d’une régulation par le marché croissante (relation C). Ces évolutions que nous regroupons sous l’expression d’intensification de la financiarisation des rapports sociaux conduisent à la situation où l’accès approprié aux produits bancaires est devenue une nécessité pour l’ensemble de la population alors même que les prestataires qui les commercialisent, sont soumis à des contraintes marchandes croissantes. Cette situation est la clef de compréhension de l’exclusion bancaire.

En ayant défini le contexte dans lequel la prestation de services bancaires se développe, il nous est alors possible d’en donner à voir les objectifs et contraintes des acteurs, et donc les causes des difficultés bancaires (relation A). Plus précisément, nous pouvons démontrer en quoi les règles et normes d’accès et d’usage définies par les établissements de crédit5 pour atteindre leurs objectifs de rentabilité et de maîtrise du risque, entrent en contradiction avec les besoins et pratiques bancaires d’une partie de la clientèle confrontées aux difficultés structurelles ou conjoncturelles. Cette inadéquation entre les caractéristiques de la prestation proposée et celles des besoins à satisfaire est la source des difficultés bancaires potentiellement sources d’exclusion bancaire. Toutefois, pour en comprendre les différentes facettes, nous opérons une rupture au regard d’une lecture de la relation bancaire comme la rencontre d’une offre et d’une demande sur un marché. Nous lui préférons une analyse selon laquelle le résultat de la prestation est le fruit de la collaboration 6 dans la durée du prestataire et du client. Cela nous permet de mettre en lumière comment les stratégies adoptées par les acteurs de la prestation pour tenter d’atteindre, sous contrainte, leurs objectifs respectifs peuvent entrer en contradiction et aggraver la situation initiale. Il nous est à présent possible de formuler les différentes ambitions de cette thèse.

Tout d’abord, nous entendons montrer en quoi l’exclusion bancaire est avant tout un fait social et non simplement le résultat d’interactions malheureuses entre un client et son banquier7. Les causes des difficultés bancaires et leurs conséquences sont donc à rechercher au sein de la relation bancaire mais en faisant systématiquement le lien avec le cadre institutionnel au sein duquel celle-ci prend place. Afin de permettre une analyse poussée de ce cadre institutionnel, nous centrons nos investigations sur la société française.

Ensuite, nous entendons donner à voir en quoi l’absence de compte bancaire ou de moyens de paiement scripturaux, l’accumulation de frais bancaires, l’interdiction bancaire, ou bien encore le surendettement, sont des facettes du même processus qu’est l’exclusion bancaire. Nous montrerons que ce processus a des conséquences non seulement au niveau des personnes mais également à celui de la société dans son ensemble.

Enfin, c’est à partir de la compréhension de ces différents éléments qu’il nous est possible de tracer des voies de réponse à l’exclusion bancaire. Celles-ci ciblent les caractéristiques de la prestation de services bancaires puisqu’elle est au cœur du développement des difficultés bancaires. Toutefois, elles ne peuvent être efficaces en l’absence d’une réflexion portant sur leur cadre institutionnel. C’est pourquoi nous envisageons également les améliorations pouvant être apportées aux modalités de régulation du secteur bancaire.

Les paragraphes précédents nous permettent à présent de tracer avec précisions les frontières de notre objet d’étude. Nous n’avons pas l’ambition de proposer une analyse exhaustive des relations entre les banques et leurs clients, pas plus qu’il n’est question de saisir toute la variété du rôle social des produits bancaires. Si l’étude de l’exclusion bancaire des particuliers requiert l’exploration de ces deux dimensions, notre ambition est limitée. Cette thèse ne porte que sur les relations bancaires dans les temps forts de leurs échecs, et le rôle social des produits bancaires n’est considéré qu’en lien avec le processus d’exclusion sociale et les questions de cohésion sociale. Il s’agit donc de se saisir d’un aspect limité et précis de la relation entre les banques et les particuliers mais de l’analyser dans sa globalité en prenant simultanément en compte la diversité de ses causes et de ses conséquences.

Notes
2.

Sont surlignés en gras les éléments ou résultats essentiels de cette thèse.

3.

La premièrepartie de la thèse revient longuement sur l’élaboration et la justification de cette définition.

4.

 « Établissements de crédit » est le terme générique pour l’ensemble des établissements financiers en contact avec la clientèle de particuliers. Nous préciserons lorsque nous désignerons spécifiquement les « établissements de crédit spécialisés » (appellation restreinte dans le cadre de cette thèse aux fournisseurs exclusifs de crédit revolving comme Cofinoga, Cetelem, Sofinco, etc.) et les « banques de détail » ou « banques » (Caisses d’épargne, Société Générale, Banque Postale, etc.).

5.

Ces règles et normes d’accès et d’usage correspondent aux modalités d’évaluation du risque, de la solvabilité et des besoins des clients, aux caractéristiques des produits (leur coût, leur mode de fonctionnement, etc.), à la place accordée au conseil personnalisé, aux procédures de gestion des incidents (tarification, modalités de recherche de solution, etc.).

6.

La nécessité de cette collaboration ne préjuge pas de sa qualité. La prestation peut tout à fait se caractériser par une collaboration de très mauvaise qualité entre client et prestataire.

7.

Par « banquiers » nous désignons les employés de banque en contact avec la clientèle. Ils peuvent être guichetiers, conseillers commercial, télé-conseillers, ou directeurs d’agence. Nous préciserons leur fonction seulement lorsque cela sera utile.