A. La remise en cause du positivisme néo-classique

Encore largement héritière du tournant positiviste des années 1930, l’économie standard ne retient généralement comme critère d’évaluation des situations d’inégalité ou de précarité qu’un critère d’efficience économique. Les inégalités ou la précarité ne sont pas condamnables en soi mais seulement si elles se révèlent inefficientes Les valeurs sous-jacentes aux choix des individus (utilités ou préférences) sont considérées comme des boites noires, l’économiste se refusant de les évaluer ou de les interroger, et devant les considérer comme données. En matière d’évaluation des politiques économiques possibles – et notamment les politiques de redistribution, ou de lutte contre l’exclusion bancaire – on se contente encore souvent de considérer la hiérarchie entre les différents états possibles de l’économie établie à partir des préférences personnelles, et d’appliquer un critère de Pareto : la situation est considérée optimale au sens de Pareto s’il est impossible de modifier la répartition sans affecter l’utilité d’au moins l’un des individus. Aux décideurs politiques de choisir entre les différents états. La force de cette argumentation est la « neutralité » des critères qui président à la désignation de la situation optimale. La scientificité de l’économie du bien-être, et de l’économie standard en général, repose sur le respect des critères énoncés par Karl Popper dans son ouvrage de 1963 (Popper, 1985) : une théorie scientifique se doit d’être réfutable, c’est à dire qu’elle doit énoncer les conditions expérimentales de sa confirmation ou de son infirmation. L’économie standard propose ainsi une approche hypothético-déductive, proposant a priori des prédictions qui seront soumises à la réfutation par des tests empiriques. Les théories de l’économie standard seraient ainsi à l’instar des sciences naturelles : objectives car débarrassées des jugements de valeur, et universelles aussi longtemps que leurs prédictions ne sont pas réfutées par l’expérience.

Or, cette neutralité de l’économie du bien-être ne nous semble qu’apparente. Comme le remarque Emmanuel Picavet (1999), « le jugement selon lequel il faut laisser chaque individu choisir sans entrave ce que cet individu juge le mieux adapté à la satisfaction de ses goûts lorsque cela ne gêne pas les autres est lui-même un jugement normatif » (p. 847). Cette normativité peut être justifiée (Picavet 1999). Mais elle n’est pas pertinente pour notre objet. Elle suppose fondamentalement que sont réglés, ex ante, les problèmes au cœur de l’exclusion bancaire : la faculté de « choisir sans entrave », la définition de « ses goûts » par chacun, etc. Ces éléments, considérés comme donnés par l’économie standard, sont selon nous le fruit d’apprentissages, de contingences, qui sont souvent au cœur même du processus d’exclusion. En outre, le principe d’unanimité retenu sélectionne d’emblée ces configurations dans lesquelles la satisfaction du « bien-être individuel » (socle de l’évaluation collective) « ne gêne pas les autres » : impossible présupposé pour penser la relation de service bancaire dont le résultat dépend d’une collaboration des acteurs et non d’un système de prix donnés, comme nous le verrons ultérieurement.

Ensuite, la notion d’exclusion ne peut être réduite à une évaluation en termes d’efficience, ou d’efficacité économique. On peut bien sûr chercher à en évaluer, d’emblée et d’un point de vue macroéconomique, les coûts (ou les avantages) économiques, mais nous pensons que ce serait passer à côté des dimensions relatives et morales du processus d’exclusion bancaire. Ces dimensions doivent pourtant être intégrées à l’analyse si l’on veut obtenir une compréhension intime des mécanismes à l’œuvre. Or, nous pensons, à la suite de Bazzoli (1994), et de Guérin (2000), que l’objectif d’une science économique ne doit pas être cantonné à la prédiction, mais doit également correspondre à la compréhension et à la résolution concrète de problèmes. À l’approche en termes de théorie du bien-être nous avons donc préféré ici une autre normativité, susceptible d’intégrer ces éléments et fondée sur la notion senienne de capabilité.