B. L’approche normative des capabilités

Avoir mené nos premières recherches sur l’exclusion bancaire des particuliers aux côtés de Guérin (Gloukoviezoff & Guérin, 2002a et b), nous a donné à voir toute la pertinence du concept de capabilité développé par Sen (1983, 1993, 1999, 2000a et b) pour analyser les mécanismes du processus d’exclusion sociale11.

Selon Sen, « la capabilité reflète la liberté de mener différents types de vie. Une vie peut se définir de façon large ou étroite. De plus, nous avons aussi des objectifs et des valeurs concernant d’autres choses que les types de vie que nous pouvons mener, et notre aptitude à les réaliser est également une question de liberté au sens large » (Sen, 1993, p. 218). Dès lors, une personne peut être considérée comme pauvre lorsque sa liberté réelle d’être et d’agir c'est-à-dire son autonomie, est restreinte. En renouvelant les théories de la justice par l’accent mis sur la réduction de l’autonomie, Sen invite à mettre au cœur de l’analyse les questions d’équité et de liberté tout autant que d’efficacité. C’est en se sens que notre approche est normative. À la suite de Sen, nous pensons que l’autonomie des personnes est une chose bonne en soi et que son développement constitue la finalité de nos travaux.

Le concept de capabilité conduit à considérer simultanément les caractéristiques individuelles des personnes et le contexte dans lequel elles se trouvent. Il ne se limite pas aux capacités individuelles. Sen offre une lecture des actions individuelles intégrant les contraintes sociales qui pèsent sur les personnes. Ainsi, ce sont les droits et obligations que son approche permet de saisir tout autant que la place des jugements moraux, qu’ils soient propres aux personnes ou à celles qui constituent leurs différents réseaux sociaux. Cette conception de l’action socialisée peut être rapprochée de celle de l’économie institutionnaliste pour laquelle : « il faut considérer le sujet de l’action sociale comme à même d’agir non seulement en tant qu’individu isolé et centré sur lui-même, mais aussi comme membre d’une famille (et agissant dans le sens des intérêt de sa famille), d’un groupe de pairs, de diverses organisations et institutions, ou d’une ou plusieurs communautés sociales politiques ou religieuses (et agissant pour leur compte), etc. Plus généralement, même de simples acteurs économiques ne peuvent pas être considérés purement et simplement comme des calculateurs maximisateurs. Ils essaient aussi de trouver du sens à ce qu’ils font » (Caillé, 2007, pp. 42-43) 12.

En subordonnant le critère de l’efficience qui seul mène à une situation dictatoriale comme l’a montré Kenneth Arrow13, à ceux d’équité et de liberté, Sen induit que la question de la justice sociale ne peut être résolue que par un processus négocié et donc politique permettant les arbitrages dus aux tensions entre ces trois critères (efficience, équité, liberté). Cette approche est au cœur d’une économie institutionnaliste qui se fixe pour objectif de contribuer à la construction d’une communauté démocratique dont la caractéristique est de se soucier « de manière effective de donner du pouvoir (empower) au plus grand nombre possible de gens et qui le prouve en les aidant à développer leurs capabilités » (Caillé, 2007, pp. 43-44).

Que ce soit par sa conception de l’action individuelle ou de la justice, l’approche de Sen implique de considérer la pluralité des valeurs. C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne fixe pas une liste universelle de capabilités : il existe plusieurs visions morales du monde et chacun a sa propre opinion sur ce qu’est une vie épanouie. Guérin (2000) à partir du constat de Robert Salais (1998) explique que cette conception pluraliste des valeurs suppose pour être mise en œuvre concrètement, que soient analysées les complémentarités entre justice globale et locale. Autrement dit, il est nécessaire de tenir compte de la manière dont les acteurs locaux s’approprient les principes généraux et les mettent en œuvre.

Compte-tenu de notre objet d’étude, cette problématique se manifeste dans les relations entre clients et banquiers lorsque précisément différents principes généraux pourront être mobilisés dans la réalisation de la prestation mais également au sein des dispositifs alternatifs supposés apporter des réponses aux problèmes issus de la relation bancaire en agence. Les problèmes posés tiennent autant à la multiplicité et la possible opposition des registres mobilisés par les acteurs pour légitimer leurs décisions (Boltanski & Thévenot, 1991), qu’aux ajustements locaux du principe général qui, s’ils peuvent en améliorer l’efficacité, peuvent également laisser place à l’arbitraire (Elster, 1992).

Notes
11.

 Sen parle de pauvreté mais nous verrons dans le chapitre 1 que l’approche des capabilités et celle en terme d’exclusion sociale sont tout à fait cohérentes.

12.

 À propos des obligations qui pèsent sur les personnes, Sen précise d’ailleurs que « les devoirs relatifs à l’agent peuvent en outre se fonder sur d’autres liens que la parenté et l’affection, et peuvent même refléter des relations économiques ou politiques, par exemple ce qu’un citoyen doit à un autre. » (Sen, 1993, p. 284).

13.

 Le théorème d’impossibilité d’Arrow montre que, s’il y a au moins deux individus et au moins trois options à classer, il est impossible de construire une relation de préférence collective qui respecte les préférences individuelles (conditions d’universalité, d’indépendance et d’unanimité ou principe de Pareto) sans que l’un des individus ne devienne despote (ce qui contrevient à la condition de non-dictature).