§2. Le point de vue institutionnaliste : Des liens de clientèle aux relations de service

Plus largement, ce sont les droits et obligations qui pèsent sur les actions des personnes et donc l’environnement social et politique de la relation bancaire qu’il faut considérer pour pouvoir donner sens aux pratiques des acteurs et en comprendre la logique. L’analyse de la relation bancaire comme relation économique marchande ne peut donc se faire de manière « désencastrée » des règles et institutions qui en permettent et contraignent la réalisation.

De fait, notre analyse s’inscrit dans la lignée des nombreux travaux inspirés par la déconstruction du mythe du « Marché autorégulateur » et par le renouvellement de l’analyse des échanges marchands proposé par Polanyi (1975, 1983). Dans son Quasi-manifeste institutionnaliste, Alain Caillé (2007) précise que cette approche place en son cœur « qu’aucune économie ne peut fonctionner en l’absence d’un cadre institutionnel » (p. 38) et que « les institutions économiques sont étroitement enchevêtrées avec des normes politiques, juridiques, sociales et éthiques, et qu’elles doivent toutes être étudiées et pensées en même temps » (pp. 38-39). Les pratiques bancaires des personnes en difficulté et des banquiers seront donc analysées ici en tenant compte de ces éléments afin d’en comprendre les logiques. La visée opérationnelle de notre travail doit ainsi entrer en cohérence avec le projet d’une économie politique institutionnaliste dont « l’une des ambitions principales […] est de parvenir à déterminer le meilleur agencement institutionnel pour une société donnée à un moment donné » (Caillé, 2007, p. 45).

Cependant, nous ne nous sommes pas restreint au cadre d’analyse d’un auteur particulier ou d’une école de pensée spécifique (conventionnaliste, régulationniste, etc.). Nous avons construit un cadre d’analyse ad hoc en puisant dans les outils qui permettaient le mieux selon nous de rendre compte des processus et pratiques que nous observions et de s’articuler de manière cohérente. C’est ainsi qu’en complément de l’approche sennienne en termes de capabilités, nous avons eu recours à l’analyse des relations de service proposée par Gadrey après avoir fait un détour théorique par la conception polanyienne des relations d’échange.

L’analyse de l’exclusion bancaire passe obligatoirement par l’analyse de la relation qui s’établit entre le client et la banque. De ce point de vue la théorie économique standard offre une lecture totalement asociale de la relation d’échange. Elle ne suppose aucun lien antérieur ou postérieur entre des cocontractants anonymes qui ont pour seul statut celui d’offreur ou de demandeur. La relation d’échange se résume en fait à un contrat qui ne lie les individus que le temps qu’il dure c'est-à-dire jusqu’au paiement qui met fin à la relation. Les relations de crédit offre une petite particularité car elles s’inscrivent dans la durée. Toutefois, cela ne remet pas en cause les éléments précédents puisque cette durée n’est envisagée que d’un point de vue instrumental. En effet, elle est seulement un moyen d’accroître les mécanismes incitatifs qui permettent de réduire l’incertitude liée aux imperfections de marché14.

Une telle conceptualisation est incapable de saisir ce qui se joue véritablement entre le client et le banquier et les raisons pour lesquelles les difficultés bancaires se développent. Il est indispensable pour cela de saisir comment s’articulent relation sociale et relation marchande. C’est ce que Servet et al. (1999) mettent en valeur à partir de la distinction entre « place de marché » et « lien de clientèle », inspirée de Polanyi (1975) (place de marché/port de commerce). La « place de marché » désigne « une relation où les partenaires de la transaction sont supposés égaux, où le contrat est achevé par le paiement et où il n’y a pas de mémoire des opérations » (Servet et al., 1999, p. 123). Elle renvoie à la conceptualisation de l’économie standard. Au contraire, le « lien de clientèle » se présente comme « une relation qui se reproduit et se perpétue dans le temps et qui peut être de type hiérarchique. [Elle] met en avant les principes de confiance et de temporalité » (Servet et al., 1999, p. 123).

Cette analyse en termes de lien de clientèle nous a permis initialement d’analyser les relations qui s’établissent entre clients bancaires et agents de La Poste, que nous avons comparées dans une étude de 2004, à la relation s’établissant entre les usagers et agents d’une mairie d’arrondissement (Gloukoviezoff & Tinel, 2004)15. Cette étude nous a montré à la fois la pertinence analytique des trois dimensions identifiées au sein du « lien de clientèle » (durabilité, hiérarchie, personnalisation), mais aussi la nécessité des les affiner (tableau 1) pour saisir plus précisément la spécificité de la relation bancaire.

Tableau 1 : Les multiples dimensions du « lien de clientèle »
Tableau 1 : Les multiples dimensions du « lien de clientèle »

Source : D’après Gloukoviezoff et Tinel (2004).

Une grille de lecture plus précise nous a été donnée par l’analyse en termes de relation de service élaborée par Gadrey (1994a, b, c et d, 1996, 2003) à partir notamment de Goffman (1968). La relation de service intègre les différents éléments identifiés par la grille de lecture « place de marché »/« lien de clientèle » mais elle est explicitement élaborée pour un type précis de relation marchande supposant la collaboration entre client et prestataire dans la production du résultat. Le fait que les acteurs coproduisent et copilotent la prestation est d’ailleurs ce qui définit une relation de service. Les difficultés à coordonner des valeurs et jugements différents ainsi que les mécanismes d’appropriation des principes généraux (principes de justice globale, principes énoncés par l’organisation qui emploie les salariés en contact avec les clients, etc.) y sont explicitement pris en compte. Elle répond alors au besoin d’analyser les modalités de coordination des acteurs et le rôle qu’y jouent les valeurs et cadres institutionnels.

Capabilités et relation de service sont donc les deux éléments clefs de notre cadre théorique autour desquels viennent ponctuellement s’articuler d’autres apports conceptuels afin de mettre en relief un point précis de l’analyse. Cette grille de lecture offre une conception socialisée de l’action individuelle dont la rationalité ne peut être limitée au calcul et doit intégrer des éléments comme la confiance, les valeurs, etc. Elle évite ainsi les excès aussi bien individualiste que holiste. Elle en permet également l’analyse dans les temps forts de coordination avec les autres acteurs dans le cadre des relations marchandes particulières que sont les relations bancaires en tenant compte de l’influence du pluralisme des valeurs et des cadres institutionnels qui les permettent et contraignent. Notre grille s’inscrit donc pleinement dans une approche institutionnaliste pour laquelle « aucune coopération viable et durable ne peut être obtenue et structurée à travers la seule rationalité instrumentale, qu’elle soit paramétrique ou stratégique. Toute coordination, pour être effective, implique plus ou moins le partage de certaines valeurs et l’existence d’une régulation politique » (Caillé, 2007, p. 40).

Cependant, c’est une chose de souligner l’importance essentielle de ces différents éléments et s’en est une autre que de parvenir à les identifier. En liens étroits avec les implications de nature conceptuelle, ce sont donc également les modalités d’appréhension de la connaissance qui sont transformées.

Notes
14.

Ces éléments sont développés dans la revue de la littérature de notre deuxième partie (chapitre 4).

15.

 L’étude portait sur un bureau en zone urbaine sensible et un dans une zone résidentielle aisée. L’objet de l’étude était de comparer les relations bancaires à La Poste avec les relations établies avec des usagers d’une mairie d’arrondissement.