La rupture épistémologique avec l’approche positive de l’économie standard remettant notamment en cause la dissociation entre faits et valeurs, a des implications fortes en matière de méthodologie. Elle implique en effet de parvenir à accéder au sens que donnent les personnes à leurs pratiques et donc d’adopter une posture de recherche compréhensive et une observation à micro-échelle.
L’économie standard adopte une méthodologie formaliste dont l’objectivité et donc la scientificité repose sur le rejet de l’interprétation qui ouvrirait la porte à la subjectivité. Dans ce cadre, l’observation empirique n’a pour seule utilité que la vérification des hypothèses élaborée préalablement. La démarche hypothético-déductive est censée permettre de dissocier faits et valeurs et de donner une lecture de la réalité sociale analogue à celle des sciences naturelles ou physiques c'est-à-dire organisée par des lois universelles. Ayant refusé cette lecture et réintégré les valeurs comme un élément à part entière de l’analyse, notre méthodologie s’en distingue également.
Pour comprendre les pratiques, leur réalité, il est impossible de se limiter à une observation extérieure. Bien que les interprétations que font les personnes de leur situation et de leurs décisions soient assimilées par l’économie standard au discours commun, et donc non scientifique car emprunt de subjectivité, il convient pourtant d’élaborer une méthode qui permette d’intégrer cette subjectivité sans pour autant y soumettre l’analyse. En effet, après avoir libéré l’analyse de l’universalisme trompeur de l’économie standard, il serait tout aussi néfaste de s’inscrire dans un relativisme absolu selon lequel la connaissance n’est qu’une reconstruction subjective de la réalité rendant toute théorisation et comparaison impossibles. C’est donc une voie médiane qu’il nous faut emprunter entre universalisme et relativisme.
Cette voie médiane est celle d’une approche en compréhension qui s’appuie sur les bases méthodologiques posées par Max Weber dans son recueil d’articles écrits entre 1904 et 1917 intitulé Essais sur la théorie de la science (Weber, 1965)16. Il y explique que les comportements ne peuvent être compris en dehors du sens que les personnes donnent à leurs actions aussi bien du point de vue d’éléments « extérieurs » (les relations aux autres par exemple) qu’« intérieurs » (comme l’état émotionnel). Pour autant, ce n’est pas la capacité à saisir ces éléments qui fonde l’objectivité de l’observation et donc son caractère scientifique mais la comparaison de ces observations avec d’autres. La comparaison doit permettre au chercheur d’identifier les éléments dont la récurrence permet la construction d’un idéal-type devenant point de comparaison des pratiques.
Weber invite à distinguer et articuler ainsi ce qui est de l’ordre de la compréhension du singulier dans sa complexité – compréhension qui n’est possible que par la prise en compte de la subjectivité des personnes (contexte actuel, trajectoire personnelle, valeurs, etc.) – et ce qui est de l’ordre de l’explication, c'est-à-dire le passage du singulier au général grâce à la comparaison et au recours aux outils conceptuels. Pour cela, le chercheur élabore à partir des observations de situations singulières un idéal-type « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets […] qu’[il] ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie » (Weber, 1965)17. « Sa construction n’a dans les recherches empiriques que le seul but suivant : "comparer" à lui la réalité empirique et déterminer en quoi elle en diverge, s’en écarte ou s’en rapproche relativement, afin de pouvoir la décrire avec des concepts aussi compréhensibles et aussi univoques que possible, la comprendre et l’expliquer grâce à l’imputation causale » (Weber, 1965)18.
C’est à partir du terrain que se construit l’objet d’étude mais en retour, c’est cette conceptualisation qui rend le réel compréhensible. Par un incessant va et vient entre terrain et théorie, l’analyse gagne en pertinence et les hypothèses s’affinent. C’est donc une méthode à la fois relativiste et réaliste que nous avons suivie dans le cadre de cette thèse : « Elle est relativiste, au sens où nous admettons que notre connaissance de la réalité sociale est construite relativement à un point de vue comprenant un cadre théorique et une échelle d’observation choisis au départ, ainsi que la subjectivité du chercheur. Elle est en même temps réaliste, car nous reconnaissons que la réalité observée existe en dehors de l’observation et de l’intention du chercheur ; elle a une réalité en soi » (Guérin, 2000, p. 97).
Cette démarche donne à voir une construction de la réalité issue de l’analyse de situations singulières. Son objectivité découle de la reconnaissance de ces spécificités (l’inévitable subjectivité du savoir produit) et des allers-retours permanents entre compréhension et analyse afin de faire évoluer les hypothèses énoncées. « La validité objective de tout savoir empirique a pour fondement et n’a d’autre fondement que le suivant : la réalité donnée est ordonnée selon des catégories qui sont subjectives en ce sens spécifiques qu’elles constituent la présupposition de notre savoir et qu’elles sont liées à la présupposition de la valeur de la vérité que seul le savoir empirique peut nous fournir. Nous ne pouvons rien offrir, avec les moyens de notre science, à celui qui considère que cette vérité n’a pas de valeur, – car la croyance en la valeur de la vérité scientifique est un produit de certaines civilisations et n’est pas une donnée de nature » (Weber, 1965)19.
Étudier l’exclusion bancaire des particuliers avec les objectifs qui sont les nôtres ne peut se faire que par l’observation qualitative de terrain. Elle seule peut permettre d’accéder à ces informations indispensables au raisonnement et à l’élaboration d’une connaissance scientifique. En affirmant cela, nous opérons une rupture radicale avec la démarche hypothético-déductive de l’économie standard : les observations empiriques ne sont plus considérées comme éléments de vérifications des théories, mais elles participent à leur élaboration et donc à la construction de l’objet d’étude. La démarche de recherche correspond alors à un processus d’aller-retour permanent entre terrain et théorie afin d’affiner la connaissance ainsi produite. C’est alors la question de la méthodologie suivie pour collecter les données qui est posée.
Nous avons utilisé la version électronique de cet ouvrage disponible à l’adresse suivante :
http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/essais_theorie_science/essais_theorie_science.html
Citation p. 141 du premier essai de la version en ligne.
Citation p. 45 du quatrième essai de la version en ligne.
Citation p. 158 du premier essai de la version en ligne.