B. Un outil exploratoire et analytique : passer du particulier au général

Le récit de pratiques en situation est alors à la fois un outil exploratoire et analytique. C’est à partir de la comparaison des différents récits réunis qu’émergent des hypothèses permettant de définir progressivement l’objet d’étude puis c’est à partir des récits ultérieurs que les hypothèses élaborées peuvent être affinées. Ainsi, la précision des thèmes suggérés par l’enquêteur peut s’accroître à mesure que les hypothèses sur l’objet d’étude s’affinent cependant il est impératif de laisser suffisamment de liberté à la personne pour qu’elle ait la possibilité de livrer des causalités nouvelles qui n’avaient pas été recensées jusqu’alors.

L’interprétation et la comparaison sont alors les deux techniques essentielles du chercheur pour passer du particulier d’un récit au général qu’il renferme et que seule la comparaison avec d’autres permet de déceler. L’interprétation est indispensable car il n’est pas possible de se limiter pour l’analyse au récit de la personne tel qu’elle le livre. Il est nécessaire de l’interpréter à l’aide de la grille de lecture qu’offre le cadre théorique de départ. L’objectif est de rendre intelligible les logiques à l’œuvre.

Pour cela il est nécessaire de coupler deux modes d’analyse des récits recueillis. Le premier suppose de reconstituer le parcours et les liens de causalités qui expliquent les pratiques du point de vue de la personne interrogée. Il s’agit de synthétiser et d’organiser d’un point de vue individuel les pratiques en lien avec l’objet d’étude de manière à en comprendre les tenants et aboutissants. Le but est d’éviter par la suite des interprétations erronées en ayant laissé de côté un élément clef du parcours de la personne ou de ses valeurs morales.

Le second suppose de comparer les récits grâce à l’analyse thématique. Il s’agit de passer au crible de la grille d’analyse l’ensemble des récits récoltés et d’analyser ce qu’ils apportent au regard des différentes thématiques retenues. Cette étape permet de découvrir les récurrences mais également la diversité des logiques pour une même pratique que l’on supposait homogène. Ainsi, dans les premières enquêtes que nous avons menées, il est apparu qu’il était plus que réducteur d’expliquer le renoncement des personnes aux produits bancaires par une simple absence de besoin de ces produits : les questions de coût, d’inadéquation aux besoins, de complexité excessive, de peur, etc. sont bien plus importantes.

Encadré 2 : Le traitement des entretiens
Il existe différentes techniques de traitement des entretiens. Pour l’analyse thématique – la technique que nous avons retenue – la première étape est un travail de découverte des catégories (points de vue, concepts, idées, etc.) qui est liée à la fois au cadre d’analyse retenu et aux thèmes du guide d’entretien.
Ces différentes catégories sont ensuite organisées entre elles sous la forme d’une arborescence en thèmes / sous-thèmes / etc. Cette grille élaborée, les entretiens sont codés par unité de sens c'est-à-dire que les passages des entretiens correspondant à un thème ou sous-thème y sont rattachés. Il est ainsi possible d’établir des comparaisons précises pour un même thème ou sous-thème.
Cette technique d’analyse peut se faire manuellement mais elle est aujourd’hui rendue plus facile et plus efficace par le recours aux logiciels informatiques. Ces logiciels ne sont que des outils, ils ne réalisent pas le codage à la place du chercheur comme peuvent le faire les logiciels d’analyse sémantique.
Pour nos enquêtes nous avons tout d’abord procédé manuellement puis nous avons eu recours pour les dernières menées au logiciel NVivo7. À titre d’illustration, la dernière enquête menée pour le Secours Catholique a conduit à élaborer une arborescence thématique comportant plus de 200 entrées possibles (thèmes et sous-thèmes) (Gloukoviezoff & Palier, 2008).

De la comparaison des différents récits de pratiques en situation découlent les premières interprétations et donc progressivement, dans un aller-retour constant entre terrain et théorie, les premières hypothèses à partir de la constitution d’idéaux-types. Au fur et à mesure des comparaisons, ces hypothèses s’affinent et se renforcent ou à l’inverse se révèlent erronées ou largement incomplètes, impliquant leur reformulation. C’est par ce processus que l’on passe du singulier au général et que l’on met au jour les logiques d’action communes qui expliquent par exemple que dans tel cas des difficultés bancaires se développent alors que dans tel autre elles sont évitées.