C. Statut des hypothèses et taille de l’échantillon

Il est essentiel d’être clair sur le fait que les entretiens ne sont pas une instance de vérification des hypothèses comme peuvent l’être les tests statistiques. Les hypothèses sont élaborées à partir de l’analyse des entretiens et elles sont systématiquement affinées par l’analyse des entretiens suivants. Ces récits participent donc à leur construction et amélioration permanente.

Concrètement, lorsqu’une hypothèse est élaborée à partir des comparaisons des premiers entretiens, elle est ensuite explorée plus en profondeur dans les entretiens qui suivent. Le guide d’entretien se modifie donc à mesure que la grille d’analyse se complexifie. L’approfondissement d’une hypothèse se fait par le recoupement de questions et de relances qui incitent l’enquêté à préciser son discours et à expliciter davantage les différents liens de causalité qu’il établit. Ces éléments alimentent ensuite l’analyse comparative et, par leur récurrence ou au contraire leur diversité, conduisent à tenir pour pertinente une hypothèse ou à la remettre en cause. La validité d’une hypothèse ou plutôt sa pertinence ne découle donc pas d’un test réalisé ex-post mais au contraire du processus qui conduit à sa formulation. Cette démarche a également des implications en termes de taille de l’échantillon.

Si la qualité des hypothèses retenues dépend de la qualité du travail du chercheur dans le recueil (encadré 3) et l’analyse qu’il fait des entretiens qu’il a recueillis, elle dépend également de la qualité de l’échantillon dont sont issus ces entretiens. Cette qualité de l’échantillon ne doit pas être confondue avec la représentativité d’un échantillon statistique. L’objectif d’une enquête qualitative est de comprendre les situations et non de mesurer des proportions au sein d’une population. La question qui se pose est celle du choix pertinent des personnes interrogées afin d’avoir accès à la diversité des expériences relatives à notre objet d’étude. Ainsi, ce n’est pas la même chose de réaliser un entretien avec une personne qui connaît des difficultés bancaires depuis des années et une autre qui est confrontées subitement au surendettement suite à une perte d’emploi. De même, s’entretenir avec un salarié de banque intervenant au guichet ou un conseiller commercial recevant sur rendez-vous ne donne pas accès aux mêmes types de relations avec les clients. Cette diversité permet de saisir l’éventuelle multiplicité des logiques d’action qui se développent face à une situation similaire.

Encadré 3 : Recueil des entretiens et biais méthodologiques
La qualité des informations recueillies peut être dégradée pour de multiples raisons qualifiées de biais méthodologique. Une information de qualité dégradée correspond à une information incomplète ou fausse en raison des caractéristiques de l’entretien.
Les raisons à cela sont potentiellement infinies. Toutefois deux principales peuvent être retenues : le cadre dans lequel se déroule l’entretien et la distance sociale entre l’enquêteur et l’enquêté.
Le cadre de l’entretien peut induire un comportement plus ou moins ouvert de la part de l’enquêté. Ainsi, interroger un client au sein de l’agence bancaire pourra avoir pour effet de rendre les choses plus compliquées alors qu’il sera plus à l’aise pour répondre aux mêmes questions à son domicile. Pour les clients nous avons autant que possible privilégié des lieux neutres et quand cela était possible leur domicile. Pour les banquiers, les entretiens se sont déroulés sur le lieu de travail tout comme pour les membres des dispositifs spécifiques de lutte contre l’exclusion. Dans les deux derniers cas, être sur le lieu de travail est approprié dans la mesure où l’objet de l’entretien est précisément leur activité ; en revanche, il est indispensable de s’assurer de la confidentialité du lieu pour mener un entretien de qualité.
La distance sociale entre l’enquêteur et l’enquêté est une problématique complexe. Si elle est trop grande elle peut empêcher qu’une relation de confiance s’établisse, l’enquêté refusant alors de confier des éléments qu’il considère comme intime ou qui peuvent être vécus comme pénibles ou honteux. Si elle est trop faible, l’enquêté peut vouloir plaire ou satisfaire l’enquêteur en lui donnant les réponses qu’il est supposé attendre ou alors ne pas suffisamment expliquer supposant que « cela va de soi ».
Il n’y a pas de « recette » pour se prémunir contre cette difficulté. En revanche, il est possible d’en limiter les effets en faisant attention à la manière d’entrer en contact avec les enquêtés (quels sont les intermédiaires ? qu’est-ce que cela peut induire ?), à la manière de se présenter afin d’établir clairement son statut et celui de l’entretien (le fait d’être étudiant est alors souvent un avantage), à la manière de s’exprimer et de se vêtir et enfin de tenter de se montrer bienveillant afin de faciliter l’expression de détails souvent pénibles pour des personnes vivant en situation de pauvreté.

Source : à partir de Berthier (2002).

Il faut également tenir compte de la diversité des points de vue. Chaque catégorie d’acteur n’entretient pas le même rapport avec notre objet d’étude. Clients, banquiers et travailleurs sociaux ne nous donnerons pas accès à la même vision d’une situation de difficultés bancaires. Les considérer simultanément offre une vision plus complète des logiques à l’œuvre, des relations de pouvoir, ou des incompréhensions liées à des divergences d’interprétation. La prise en compte de la diversité des points de vue nous a ainsi permis de mettre en lumière que la logique des pratiques bancaires de certains clients était totalement incompréhensible pour un banquier expliquant alors les situations de blocage et les jugements sur le manque de connaissances et parfois la malhonnêteté de ces clients.

Enfin, c’est l’absence de nouveaux éléments ou de précisions significatives au sein des entretiens menés qui décide in fine du nombre d’entretiens réalisés. Évidemment, mener des entretiens supplémentaires pourrait toujours apporter un petit quelque chose en plus mais arrive un moment où l’image est suffisamment claire pour que l’on puisse s’en satisfaire.

Le nombre d’entretiens qui permet d’atteindre une qualité d’analyse satisfaisante avec la technique des récits de pratiques en situation est variable selon la complexité de l’objet d’étude. Cependant, ce nombre reste réduit en comparaison des études statistiques et peut même se limiter à quelques cas lors de l’étude exploratoire (Berthier, 2002). Il est généralement admis que pour une population homogène, 5 à 10 entretiens sont suffisants dans la phase exploratoire et une trentaine pour la phase d’analyse. Dans le cadre de notre thèse, le nombre d’entretiens menés est plus important en raison de la complexité de l’objet d’étude et de la dimension longitudinale de notre travail expliquée dans la section suivante (section 5). C’est ainsi un peu plus de 130 récits de pratiques en situation qui ont été menés avec des personnes confrontées à l’exclusion bancaire, 70 avec des banquiers et 80 avec des membres de dispositifs spécifiques (structures dédiées aux difficultés bancaires ou services sociaux), soit au total un peu plus de 280 récits de pratiques en situation. Tous ont été enregistrés et la quasi-totalité a été retranscrite afin de permettre l’analyse.

Dans notre quête d’objectivité et de mise en perspectives des éléments de connaissance issus des entretiens, nous avons articulé l’usage des récits de pratiques en situation qui sont au cœur de notre analyse avec d’autres outils de recueil de données.