Partie I. L’exclusion bancaire des particuliers : un phénomène social

Introduction de la partie I

L’exclusion bancaire est généralement assimilée aux difficultés d’accès aux produits bancaires que rencontrent certaines personnes. Ne pas posséder de compte bancaire ou de moyens de paiement scripturaux, ou ne pas pouvoir obtenir un crédit, c’est être « exclu bancaire ». La force d’une telle compréhension de ce phénomène réside dans sa simplicité. Cependant elle n’est pas seulement simple, elle est également simpliste. En se focalisant sur le fait de posséder ou pas certains produits bancaires, cette approche est aveugle à la globalité du phénomène, ce qui la conduit à rencontrer rapidement ses limites explicatives.

D’une part, en semblant considérer le développement de l’accès comme une fin en soi, elle tend à assimiler une démarche de développement du marché bancaire à une démarche qui vise à lutter contre les conséquences de l’absence d’accès. Ce n’est pas la même chose : l’accès à tout prix peut se révéler pire que le fait de ne pas disposer de tel ou tel produit36. Si lutter contre l’exclusion bancaire passe par le développement de l’accès, ce développement implique de porter attention aux conditions de cet accès. Autrement dit, les difficultés bancaires ne peuvent se limiter aux difficultés d’accès, les difficultés d’usage doivent également être prises en compte ainsi que les conséquences de ces différentes difficultés.

D’autre part, en focalisant l’attention sur les difficultés d’accès, elle amène principalement à s’intéresser à la responsabilité des établissements bancaires au travers de leurs pratiques de sélection des clients. Il en résulte le plus souvent que l’exclusion bancaire ainsi comprise n’est analysée que du point de vue de la relation entre le consommateur et le prestataire bancaire. Si c’est effectivement le cœur du phénomène d’exclusion bancaire, il est toutefois absolument indispensable de tenir compte du contexte institutionnel dans lequel s’inscrit cette relation et qui la détermine en grande partie. Si cela n’est pas fait, le risque est grand de développer une analyse manichéenne opposant les bons et les méchants, pouvant être alternativement les clients ou les banquiers selon le point de vue.

Assimiler exclusion bancaire et difficultés d’accès est totalement insuffisant. Pour parvenir à analyser ce qui est véritablement en jeu, il est indispensable d’apporter des réponses à des questions telles que : pourquoi est-ce que les personnes recourent aux produits bancaires ? Quelles sont les conséquences des difficultés bancaires ? De quelle manière l’exclusion bancaire s’articule-t-elle avec le processus d’exclusion sociale ? Y répondre revient finalement à s’interroger sur la nature de l’exclusion bancaire en tant que phénomène social. C’est là l’objectif de cette première partie : donner à voir comment l’exclusion bancaire est un phénomène qui résulte du fonctionnement même de la société sans pour autant nier l’autonomie des personnes.

Afin de mener à bien cette réflexion, il convient tout d’abord de se doter d’une définition de ce phénomène c'est-à-dire d’une grille de lecture qui permette l’analyse de ses différentes facettes. Les travaux scientifiques portant sur l’exclusion bancaire des particuliers sont relativement récents. Leur émergence date de la seconde moitié des années 1990 au Royaume-Uni. Ce sont ces travaux qui ont véhiculé une compréhension de l’exclusion bancaire en termes d’accès notamment en raison de leur intérêt premier pour la dimension géographique de ces difficultés (Leyshon & Thrift, 1995). En en montrant les limites et les tentatives de remise en cause, il est alors possible de proposer une nouvelle définition du phénomène d’exclusion bancaire en tant que processus qui lie les difficultés bancaires et leurs conséquences sociales comprises en termes de privation de capabilités. Cette grille de lecture éclaire sous un jour nouveau des éléments tenus pour distincts. L’un de ces apports est ainsi de montrer en quoi le surendettement est, au même titre que l’absence de compte bancaire ou l’interdiction bancaire, une des facettes du processus d’exclusion bancaire (Chapitre 1).

Après s’être doté d’une grille d’analyse de ce phénomène, il importe de comprendre pourquoi les difficultés bancaires sont aujourd’hui un tel enjeu. Qu’est-ce qui explique que l’exclusion bancaire ait ainsi progressivement émergé dans le débat public ? C’est l’analyse des évolutions institutionnelles tenant au processus de financiarisation qui apporte la réponse. Il s’agit de comprendre comment les produits bancaires et plus largement financiers se sont progressivement vus attribuer un rôle croissant dans les modalités qui assurent la cohésion et la reproduction des sociétés. Il apparaît ainsi que les formes de solidarité qui agrègent les hommes entre eux au sein de la société ont vu leur expression se réaliser de manière croissante par le recours à la monnaie et à la finance au sens large, au point d’attribuer aujourd’hui aux produits bancaires un rôle central dans l’expression de l’appartenance sociale. L’exclusion bancaire peut alors être considérée comme une pathologie de la financiarisation lorsqu’elle est principalement animée par une logique marchande. Cela conduit à faire écho à ce que Polanyi (1983) nomme « Transformation » qui correspond à une tentative de régulation de l’activité économique en dehors de tout contrôle social. Ici, la logique est proche sans être tout à fait similaire dans la mesure où les produits bancaires acquièrent une fonction sociale croissante alors qu’ils sont dans le même temps de plus en plus soumis à cette régulation marchande (Chapitre 2).

Ce rôle social des produits bancaires est révélé de manière particulièrement explicite dans les moments de crise que sont les difficultés bancaires. C’est ainsi au travers de l’étude des conséquences sur les capabilités que sont analysées les relations entre difficultés bancaires et lien social. Il en ressort qu’elles affectent les différentes composantes de l’appartenance sociale depuis le réseau social composé des liens aux proches, de liens à la famille, des liens conjugaux ainsi que ceux liés à l’emploi, à la consommation, à la protection sociale, etc., jusqu’à l’estime de soi, base de la participation sociale. L’exclusion bancaire correspond à la mise à l’épreuve par les difficultés bancaires du lien social dans sa dimension horizontale (les différentes formes d’interactions). Mais cette mise à l’épreuve se développe également dans une dimension verticale. Par la place donnée aux établissements bancaires et aux règles et normes d’accès et d’usage des produits bancaires qu’ils fixent, c’est la structure hiérarchique de la société qui est affectée. Les difficultés bancaires se révèlent alors source potentielle de déstabilisation de la cohésion sociale (Chapitre 3).

Notes
36.

 C’est notamment autour de cette problématique que s’articule la question du développement de l’accès au crédit et celle du risque induit d’accroissement du surendettement.