A. Exclusion sociale, pauvreté et capabilités

Dire que l’exclusion bancaire est un élément du processus plus large d’exclusion sociale suppose de préciser ce que nous entendons par exclusion sociale. Elle est définie par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale comme faisant « référence à l’ensemble des mécanismes de rupture, tant sur le plan symbolique (stigmates ou attributs négatifs) que sur le plan des relations sociales (rupture des différents liens sociaux qui agrègent les hommes entre eux). L’exclusion est à la fois un processus et un état, consacrant un défaut d’intégration » (Loisy, 2000, p. 42). Cette définition peut être complétée par le rapport Exclus et exclusion (Commissariat Général du Plan, 1992) pour qui les liens qui agrègent les personnes entre elles sont de trois types :

  1. le lien à soi qui correspond à l’estime de soi (encadré 4) ;
  2. le lien communautaire qui unit à un réseau de proximité et que l’on peut rapprocher de la solidarité mécanique d’Émile Durkheim. En cela, il désigne principalement les relations développées en direction des amis, de la famille et du couple ;
  3. le lien sociétaire qui concerne les différentes formes d’adhésion et participation aux instances sociales et que l’on peut rapprocher de la solidarité organique. En cela, il désigne principalement les relations développées en direction de la sphère marchande (emploi, consommation, etc.) et de la sphère politique (services publics au sens large, vote, etc.).
Encadré 4 : Smith, estime de soi et lien à soi
Faire du lien à soi un lien social peut paraître surprenant. C’est Smith pourtant considéré comme le héraut de l’intérêt individuel et, partant, comme celui qui a posé les bases de l’individu totalement asocial qu’est l’homo oeconomicus, qui apporte la clef de ce paradoxe apparent. En effet, dix sept ans avant la Richesse des nations qui le consacrera comme le père de la discipline économique, Smith publie La théorie des sentiments moraux. Dans cet ouvrage, s’il met au cœur de l’action individuelle l’intérêt que l’on porte à soi-même, il en fait un sentiment fondamentalement socialisé : cet intérêt pour soi n’est satisfait que par la reconnaissance que nous accorde autrui et ne peut donc être confondu avec de l’égoïsme.

L’exclusion sociale correspond donc au processus par lequel l’estime de soi (le lien à soi, les stigmates ou attributs négatifs) est affectée, et les différents liens sociaux qui agrègent les Hommes entre eux (les liens communautaires et sociétaires) sont mis à l’épreuve. Ces différentes carences ou privations se traduisent par un défaut d’intégration63 qui, pour nous, peut être assimilé à l’impossibilité de mener une vie sociale normale.

Cette compréhension du processus d’exclusion sociale fait très directement écho à l’approche des capabilités développée par Sen (1983, 1993, 1999, 2000a, 2000b notamment). Son analyse se place dans une optique de justice sociale et a pour finalité la promotion de la liberté individuelle. En effet, pour lui le bien-être d’une personne dépend de l’ensemble des capabilités dont elle dispose, c'est-à-dire de « la liberté réelle qu’[elle] a de choisir entre les différentes vies qu’elle peut mener » (Sen, 1993, p. 218). Cette liberté découle de la conversion des ressources, dont disposent les personnes, en « fonctionnements », c'est-à-dire en façons d’être et d’agir qui composent les différentes facettes de leur vie (parvenir à se nourrir correctement, se loger, se soigner ou participer à la vie de la communauté sont des exemples de fonctionnements) (Sen, 2000a).

Dés lors, pour Sen, la pauvreté, terme qu’il préfère à celui d’exclusion sociale qu’il réserve aux situations marquées par la privation de relations sociales, correspond à une pénurie de capabilités. Est pauvre celui ou celle qui n’a pas la liberté de mener une vie décente (Sen, 2000b). L’approche par les capabilités articule ainsi d’une manière originale la problématique de la nature absolue ou relative de la pauvreté et celle des inégalités.

Notes
63.

 On note que par « défaut d’intégration », la définition de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale semble intégrer la critique de Robert Castel (1995) selon laquelle une lecture duale du phénomène d’exclusion sociale qui distinguerait uniquement ceux qui sont inclus par rapport à ceux qui sont exclus ne permet pas de comprendre les processus à l’œuvre. Il importe pour lui d’éclairer les processus qui les font transiter « de l’intégration à la vulnérabilité, ou basculer de la vulnérabilité dans l’inexistence sociale » (p. 19). En lui préférant le terme de « désaffiliation » Castel souligne de plus que l’idée de « hors social » liée à « exclusion » fausse le raisonnement dans la mesure où si tout le monde n’y a pas une place, personne n’est absolument en dehors de la société (Castel & Haroche, 2001).