B. Pauvreté absolue, relative et problématique des inégalités

Pour Sen, il existe une base absolue à la pauvreté64. Il s’agit des capabilités c'est-à-dire la possibilité réelle de mettre en œuvre des fonctionnements. Ces fonctionnements correspondent à des besoins essentiels qui permettent, selon notre terminologie, de mener une vie sociale normale. Les capabilités ne sont donc pas de nature relative car peu importe par exemple que le reste de la population parviennent ou non à se nourrir pour savoir si une personne qui n’y parvient pas est pauvre ou non : elle l’est et ce de manière absolue.

Sen (1983, pp. 162-163) dresse une liste non exhaustive de capabilités en l’absence desquelles une personne pourra être considérée comme confrontée à la pauvreté. Il considère ainsi des capabilités basiques comme avoir la possibilité de se nourrir, être capable d’éviter les maladies, parvenir à se loger, être vêtu, être éduqué, être capable de se déplacer mais également des capabilités à la dimension sociale plus marquée comme la possibilité de se montrer en public sans honte, de participer aux activités de la communauté et le fait d’avoir de l’estime de soi qu’il emprunte respectivement à Smith, Townsend et Rawls dont les approches diffèrent de la sienne. Toutefois, ce caractère absolu des privations de capabilités ne condamne pas la dimension relative de la pauvreté.

S’il ne rejette pas sa dimension relative, il invalide cependant les lectures qui font de la pauvreté un simple résultat des inégalités. En effet, si une société parfaitement égalitaire était frappée par une catastrophe naturelle au point de ne plus pouvoir subvenir aux besoins nutritionnels de ses membres, ces derniers seraient bel et bien confrontés à la pauvreté sans pour autant que le niveau des inégalités ne se soit accru65. À l’inverse, il prend l’exemple d’une personne qui ne peut acheter qu’une Cadillac par jour quand ses voisins peuvent en acheter deux pour montrer qu’il est erroné de la considérer comme pauvre. « The fact that some people have a lower standard of living than others is certainly proof of inequality, but by itself it cannot be a proof of poverty unless we know something more about standard of living that these people do in fact enjoy » (Sen, 1983, p. 159).

Dès lors, la pauvreté d’une personne ne peut s’évaluer qu’au regard des conséquences des inégalités l’affectant sur ses capabilités, conséquences qui varient en fonction du standard de vie de sa société d’appartenance. En effet, pour lui, « it will be claimed that absolute deprivation in terms of a person’s capabilities relates to relative deprivation in terms of commodities, incomes and resources » (souligné par l’auteur, Sen, 1983, p. 153)66. On retrouve ici la logique qui prévaut au sein de notre propre définition de l’exclusion bancaire selon laquelle les difficultés bancaires participent au processus d’exclusion bancaire seulement lorsqu’elles empêchent de mener une vie sociale normale. Exprimée dans un vocabulaire proche de celui de Sen : c’est lorsque les difficultés ou inégalités dans l’accès ou l’usage des produits bancaires provoquent une privation de capabilités en raison du standard de vie d’une société donnée (lié à la financiarisation des rapports sociaux 67 ) qu’il y a exclusion bancaire. La pauvreté tout comme l’exclusion bancaire qui y participe, ne sont donc pas des phénomènes naturels : elles sont institutionnellement produites. La question qui se pose alors est celle de l’arrangement institutionnel dont découlent ce système de besoins et les règles et normes de leur satisfaction.

Notes
64.

 En réaffirmant la base absolue de la pauvreté, Sen n’entend pas réhabiliter les lectures « en condition de vie » du début du XXe siècle mais les dépasser (Sen, 1983).

65.

 Louis Maurin et Patrick Savidan (2007) insiste également sur le fait que la problématique des inégalités ne peut être réduite à celles de la pauvreté ou de l’exclusion sociale. Il s’agit selon eux d’une dynamique bien plus vaste qu’il importe de saisir pour comprendre les dynamiques globales à l’œuvre au sein d’une société donnée.

66.

 Sen précise par la suite que cette relation entre la dimension absolue de la privation de capabilité et le caractère relatif de celle portant sur les biens, les revenus et les ressources n’est pas systématique mais est particulièrement fréquente.

67.

 Il s’agit notamment du degré de diffusion des produits bancaires au sein d’une société et de leur caractère socialement incontournable. Par exemple, en France, la très large diffusion du compte de dépôt l’a rendu indispensable pour percevoir salaire et prestations sociales. La financiarisation des rapports sociaux est l’objet du chapitre suivant (Chapitre 2).